Ce n'est point de l'arte de chanter, du talent de bien moduler, ni de la combinaison des sons; ce ne point de la musique en elle-même, que je veux vous entretanir: c'est l'action de la poësie sur la musique, et la réaction de celle-ci sur la poësie au thèâtre, qu'il m'importe d'examiner, relativement aux ouvrage où ces deux arts se réunissent. Il s'agit moins pour moi d'un nouvel opéra, que d'un nouveau moyen d'intéresser à l'opéra.
Pour vous disposer à m'entendre, à m'écouter avec un peu de faveur, je vou dirai, mes chers contemporains, que je ne connais point de siecle où j'eusse préféré de naître; point de nation à qui j'eusse aimé mieux appartenir. Indépendamment de tout ce que la société française a d'amable, je vois en nous, depuis vingt ou trente ans, une émulation vigoreuse, un fesir général d'agrandir nos idées par d'utiles recherches, et le bonheur de tous, par l'usage de la raison.
On cite le secle dernier comme un beau siecle littéraire; mais qu'est-ce que la littérature dans la masse des objets utiles ? un noble amusement de l'esprit. On citera le nôtre, comme un siecle profond de science, de philosophie, fécond en découvertes, et plein de force de raison. L'esprit de la nation semble être dans une crise heureuse: une lumière vive et répandue fait sentir à chacun que tout peut être mieux. On s'inquiete, on s'agite, on invente, on réforme; et depuis la science profonde qui regit les gouvernements, juqu'au talent frivole de faire une chanson; depuis cette élévation de génie qui fait admirer Voltaire et Buffon, jusqu'au métier facile et lucratif de critiquer ce qu'on n'aurait pu faire; je vois dans toutes les classes un desir de valoir, de prévaloir, d'étendre ses idées, ses connaissances, ses jouissances, qui ne peut que tourner à l'avantage universel; et c'est ainsi que tout s'accroît, prospère et s'améliore. Essayons, s'il se peut, d'améliorer un grand spectable.
Tous les hommes, vous le savez, ne sont pas avantageusement placés pou exécuter des grandes choses: chacun de nous est ce qu'il naquit, et devient atrès ce qu'il peut. Tous les instants de la vie du même homme, quelque patriote qu'il soit, ne sont pas non plus destinés à des objets d'égale utilité: mais si nul ne préside au choix de ses travaux, tous au moins choisissent leurs plaisirs; et c'est peut-être dans ce choix qu'un observateur doit chercher le vrai secret des caractères. Il faut du relâche à l'esprit. Après le travail forcé des affaires, chacun suit son attrait dans ses amusements: l'un chasse, l'autre boit, celui-ci joue, un autre intrigue; et moi qui n'ai point tous ce goûts, je fais un modeste opéra.
Je conviendrai naïvement, pour qu'on ne me dispute rien, que de toutes les frivolités littéraires, une desw plus frivoles est peut-être un poëme de ce genre. Je conviens encore que si l'auteur d'un tel ouvrage allait s'offenser du peu de cas qu'on en fait; malheureux par ce ridicule, et ridicule par ce malheur, il serait le plus sot de tous ses ennemis.
Mais d'où naït ce dédain pour le poëme d'un opéra ? Car enfin, ce travail a sa difficulté. Serait-ce que la nation française, plus chansonnière que musicienne, préfère aux madrigaux de sa musique, l'epigramme er ses vaudevilles ? Quelqu'un a dit que les Français aimaient véritablement les chansons, mais n'avaient que la vanité d'un prétendu goût de musique. Ne pressons point cette opinion, de peur de la consolider.
Le froid dédain d'un opéra ne vient-il pas plutôt de ce qu'à ce spectable, la réunion mal ourdie de tant d'arts nécessairea à sa formation a fini par jeter un peu de confusion dans l'esprit, sur le rang qu'ils doivent y tenir; sur le plaisir qu'on a droit d'en attendre ?
La véritable hiérarchie de ces arts devrait, ce semble, ainsi marcher dans l'estime des spectateurs. Premièrement, la pièce ou l'invention du sujet, qui embrasse et comporte la masse d'intérêt; puis la beauté du poëme, ou la manière aisée d'enarrer les événements; puis le charme de la musique, qui n'est qu'une expression nouvelle ajoutée au charme des vers; enfin, l'agrément de la danse, dont la gaîté, la gentillesse embellit quelques froides situations. Tel est, dans l'ordre du plaisir, le rang marqué pour tous ces arts.
Mais par une inversion bizarre, particulière à l'opéra, il sembre que la pièce n'y soit rien qu'un moyen banale, un prétexte pour faire briller tout ce qui n'est pas elle. Ici, les accessoires ont usurpé le premier rang, pendant que le fond du sujet n'est plus qu'un très-mince accessoire; c'est le canevas des broduers que chacun couvre à volonté.
Comment donque est-on pervenu à nous donner ainsi le change ? Nos Français, que l'on sait si vifs sur ce qui tient à leur plaisir, seraient-ils froids sur celui-ci ?
Essayons d'expliquer pourquoi les amateurs les plus zélés (moi le premier) s'ennuient toujours à l'opéra. Voyons pourquoi dans ce spectacle, on compte le poëme pour rien; et comment la musique, toute insignifiante qu'elle est, lorsqu'elle marche sans appui, nous attache plus que les paroles, et la danse plus que la musique, Ce problême, depuis long-temps, avait besoin qu'on l'expliquât; je vai le faire à ma manière.
D'abord, je me suis convaicu que, de la part du public, il n'y a point d'erreur dans ses jugements au spectacle, et qu'il ne peut y en avoir. Déterminé par le plaisir, il le cherche, il le suit par-tout. S'il lui échappe d'un côté, il tente à le saisir de l'autre. Lassé, dans l'opéra, de n'entendre point les paroles, il se tourne vers la musique: celle-ci, dénuée de l'intérêt du poëme, amusant à peine l'oreille, le cède bientôt à la danse, qui de plus amuse les yeux. Dans cette subversion funeste à l'effet théatral, c'est toujours, comme on voit, le plaisir que l'on cherche: tout le reste est indifférent. Au lieu de m'inspirer un puissant intérêt, si l'opéra ne m'offre qu'un puéril amusement, quel droit a-t-il à mon estime ? Le spectateur a donc raison; c'est le spectacle qui a tort.
Boileau écrivait à Racine: On ne fera jamais un bon opéra. La musique ne sait pas narrer. Il avait raison, pour son temps. Il aurait pu même ajouter: La musique ne sait pas dialoguer. On ne se doutait pas alors qu'elle en devînt jamais susceptible.
Dans une lettre de cet homme qui a tout pensé, tout écrit; dans une lettre de Voltaire à Cideville, en 1732, on lit ces mots bien remarquables: L'opéra n'est qu'un rendez-vous public, où l'on s'assemble à certains jours, sans trop savoir pourquoi: c'est une maison où tout le mond va, quoiqu'on pense du mal du maître, et qu'il soit assez ennuyeux.
Avant lui, la Bruyère avait dit: On voit bien que l'opéra est l'ébauche d'un grand spectacle; il en donne l'idée; mais je ne sais pas comment l'opéra, avec une musique si parfaite et une dépense toute royale, a pu réussir à m'ennuyer.
Ils disaient librement ce que chacun éprouvvait, malgré je ne sais quelle vanité nationale qui portait tout le monde à le dissimuler. Quoi ! de la vanité jusque dans l'ennui d'un spectable ! je dirais volontiers comem l'abbé Bazile: Qu'est-ce donc qu'on trompe ici ? Tout le monde est dans le secret !
Quant à moi, qui suis né très-sensible aux charme de la bonne musique, j'ai bien longtemps cherché pourquoi l'opéra m'ennuyait, malgré tant de soins et de frais employés à l'effet contraire; et pourquoi tel morceau détaché qui me charmait au clavecin, reporté du pupitre au grand cadre, était près de me fatiguer s'il ne m'ennuyait pas d'abord; et voici ce que j'ai cru voir.
Il y a trop de musique dans la musique du thèâtre, elle en est toujours surchargée; et pour employer l'expression naïve d'un homme justement célebre, du célebre chevalier Gluck: notre opéra put de musique: Puzza di musica.
Je pense donc que la musique d'un opéra n'est, comme sa poësie, qu'un nouvel art d'embellir la parole, dont il ne faut point abuser.
Nos poëtes dramatique ont senti que la magnificence des mots, que tout ce luxe poëtique dont l'ode se pare avec succès, était un ton trop exalté pour la scène: ils ont tous vu que, pour intéresser au thèâtre, il fallait adoucir, appaiser cette poësie éblouissante, la rapprocher de la nature; l'intérêt du spectable exigeant une vérité simple et naïve, incompatible avec ce luxe.
Cette réforme faite, haureusement pour nous, dans la poësie dramatique, nous restait à tenter sur la musique du thèâtre. Or, s'il est vrai, comme on n'en peut douter, que la musique soit à l'opéra ce que le s vers sont à la tragédie, une expression plus figurée, une manière seulement plus forte de présenter le sentiment ou le pensée; gardons-nous d'abuser de ce genre d'affectation, de mettre trop de luxe dans cette manière de peindre. Une abondance vicieuse, étouffe, éteint la vérité: l'oreille est rassasiée, et le cœur reste vuide. Sur ce point, j'en appelle à l'expérience de tous.
Mais que sera-ce donc, si le musicien orgueilleux, sans goût ou snas génie, veut dominer le poëte, ou faire de sa musique un œuvre séparée ? Le sujet devient ce qu'il peut; on n'y sent plus qu'incohérence d'idées, division d'effets, et nullité d'ensemble; car deux effets didtincts et séparés ne peuvent concourir à cette unité qu'on desire, et snas laquelle il n'est point de charme au spectacle.
De même qu'un auteur français dit à son traducteur: Monsieur, êtes-vous d'Italie ? Traduisez-moi cette œuvre en italien; mais n'y mettez rien d'étranger. Poëte d'un opéra, je dirais à mon parthenaire: Ami, vous êtes musicien: traduisez ce poëme en musique; mais n'allez pas, comme Pindare, vous égarer dans vos images, et chanter Castor et Pollux sur le triomphe d'un athlète; car ce n'est pas d'eux qu'il s'agit.
Et si mon musicien possede un vrai talent; s'il réfléchit avant d'écrire; il sentira que son devoir, que son succès consiste à rendre mes pensées dans une langue seulement plus harmonieuse; à leur donner une expression plus forte, et non à faire une œuvre à part. L'imprudent qui veut briller seul, n'est qu'un phosphore, un feu follet. Cherche-t-il à vivre sans moi, il ne fait plus que végéter: un orgueil si mal entendu tue son existence et la mienne; il meurt au dernier coup d'archet, et nous précipite, à grand bruit, du thèâtre au fond de l'érèbe.
Je ne puis assez le redire, et je prie qu'on y réfléchisse: trop de musique dans la musique est le défaut de nos grands opéra.
Voilà pourquoi tout y languit. Si-tôt que l'acteur chante, la scène se repose, (je dis, s'il chante pour chanter) et par-tout où la scène repose, l'intérêt est anéanti. Mais, direz-vous, si faut-il bien qu'il chante, puisqu'il n'a pas d'autre idiôme ? Oui, mais tâchez que je l'oublie. L'art du compositeur serait d'y parvenir, Qu'il chante le sujet comme on le versifie, uniquement pour le parer; que j'y trouve un charme de plus, non un sujet de distraction.
Moi, qui toujours ai chéri la musique, sans incostance, et même sans infidélité, souvent aux pièce qui m'attachent le plus, je me surprends à pousser de l'épaule, à dire tout-bas avec humeur: vas donc, musique ! Pourquoi tant répéter ? N'es-tu pas assez lente ? Au lieu de narrer vivement, tu rabaches: au lieu de peindre la passion, tu t'accroches oiseusement aux mots ! (Préface du Barbier de Seville.)
Qu'arrive-t-il de tout cela ? Pendant qu'avare de paroles, le poëte s'évertue à serrer son style, à bien conccentrer sa pensée; si le musicien, au rebours, delaye, alonge les syllabes, et les noie dans des fredons, leur ôte la force ou le sens; l'un tire à droite, l'autre à gauche; on ne sait plus auquel entendre: le triste bâillement me saisit, l'ennui me chasse de la salle.
Que demandons-nous au thèâtre ? qu'il nous procure du plaisir. La réunion de tous les arts charmants devrait certes nous en offrir un des plus vifs à l'opéra ! N'est-ce pas de leur union même que ce spectable a pris son nome ? Leur déplacement, leur abus en a fait un séjour d'ennui.
Essayons d'y ramener le plaisir, en les rétablissant dans l'ordre naturel, et sans priver ce grand thèâtre d'aucun des avantages qu'il offre; c'est une belle tâche à remplir. Aux efforts qu'on a fait depuis Iphigénie, Alceste, et le chevalier Gluck, pour améllorer ce spectable, ajoutons quelques observations sur le poëme et son amalgame. Posons une saine doctrine: joignons un exemple au précepte, et tâchons d'entraîner les suffrages par l'heureux concours de tous deux.
Souvvenons-nous d'abord, qu'un opéra n'est point une tragédie, qu'il n'est point une comédie, qu'il partticipe de chacune, et peut embrasser tous le genres.
Je ne prendrai donc point un sujet qui soit absolument tragique: le ton deviendrait si sévère, que les fêtes y tombant des nues, en détruiraient tout l'intérêt. Eloignoins-nous également d'une intrigue purement comique, où les passions n'ont bnul ressort, dont les grands effets sont exclus: l'expresssion musicale y serait souvent sans noblesse.
Il m'a semblé qu'à l'opéra, les sujets historiques devaient moins réussir que les imaginaires.
Faudra-t-il donc traiter des sujets de pure féèrie ? de ces sujets où le merveilleux, se montrant toujours impossible, nous parait absurde et choquant ? mais l'expérience a prouvé que tout ce qu'on dénoue par un coup de baguette, ou par l'intervention des dieux, nous laisse toujours le cœur vuide; et les sujets mythologiques ont tous un peu ce défaut-là. Or, dans mon systême d'opéra, je ne puis être avvare de musique, qu'en y prodiguant l'intérêt.
N'oublions pas sur-tout, que la marche lente de musique, s'opposant aux développements, il faut que l'intérêt porte entièrement sur les masses; qu'elles y soient énergiques et claires. Car, si la première éloquence au thèâtre est celle de situation, c'est sur-tout dans le drame chanté qu'elle devient indispensable, par la besoin presssant d'y suppléer aux mouvements de l'autre éloquence, dont on est trop souvent forcé de se priver.
Je penserai donc qu'on doit prendre un milieu entre le merveilleux et le genre historique. J'ai cru m'appercevoir aussi que les mœurs très-civilisées étaient trop méthodiques pour y paraître théatrales. Les mœurs orientales, plus disparates et moins connues, laissent à l'esprit un champ plus libre, et me semblent très-propres à remplir cet objet.
Par-tout où règne le despotisme, on conçoit des mœurs bien tranchantes. Là, l'esclavage est près de la grandeur: l'amour touche à la férocité: les passions des grands sont sans frein. On peut y voir unie, dans le même homme, la plus imbécille ignorance à la puissance illimitée, une indigne et lâche faiblesse à la plus dédaigneuse hauteur. Là, je vois l'abus du pouvoir se jouer de la vie des hommes, de la pudicité des femmes; la révolte marcher de front avec l'atroce tyrannie: le despote y fait tout trembler, jusqu'à ce qu'il tremble lui-même; et souvent tous les deux se voyent en même temps. Ce désordre convient ou sujet; il monte l'imagination du poëte; il imprime un trouble à l'esprit, qui dispose aux étrangetés: (selon l'expression de Montaigne). Voilà les mœurs qu'il faut à l'opéra; elles nous permettent tous les tons: le serrail offre aussi tous les genres d'événemets. Je puis m'y montrer tour-à-tour, vif, imposant, gai, sérieux, enjoué, terrible ou badin. Les cultes, même orientaux, ont je ne sais quel air magique, je ne sais quoi de merveilleux, très-propre à subjuguer l'esprit, à nourrir l'intérêt de la scène.
Ah ! si l'on pouvait couronner l'ouvrage d'une grande idée philosophique; même en faire naître le sujet ! je dis qu'un tel amusement ne serait pas sans fruit; que tous les bons esprits nous sauraient gré de ce travail. Pendant que l'esprit de parti, l'ignrance ou l'envie de nuire armeraient la meute aboyante; le public n'en sentirait pas moins qu'un tel essai n'est point une œuvre méprisable. Peut-être irait-il même jusqu'ù encourager des hommes d'un plus fort génie à se jeter dans la carriére, et a lui présenter un nouveau genre de plaisir, digne de la première nation du monde.
Quoi qu'il en puisse être des autres, voici ce qu'il en est de moi. Tarare est le nom de mon opéra; mais il n'en est pas le motif. Cette maxime, à la fois consolante et sévère, est le sujet de mon ouvrage:
Homme ! ta grandeur, sur la terre,
n'appartient point à ton état;
elle est toute à ton caractère.
La dignité de l'homme est donc le point moral que j'ai voulu traiter; le thême que je me suis donné.
Pour mettre en action ce précepte, j'ai imaginé dans Ormus, à l'entrée du Golphe Persique, deuz hommes de l'état le plus opposé; dont l'un, comblé, surchargé de puissance, un despote absolu d'Asie, a contre lui seulement un effoyable caractère. Il est né méchant, ai-je dit, voyons s'il sera malheureux. L'autre, tiré des derniers rangs, Dènué de tout, pauvre soldat, n'a reçu qu'un sol bien du ciel, un caractère vertueux. Peut-il être heureuse ici-bas ?
Cherchons seulement un moyen de rapprocher deux hommes si peu faits pour se rencontrer.
Pour animer leurs cractères, soumettons-les au même amour; donnons-leur à tous deux le plus ardent desir de posséder la même femme. ici, le cœur humain est dans son énergie; il doit se montrer sans détour. Opposons passion à passion, mais le vice puissant à la vertu privée de tout, le despotisme sans pudeur à l'influence de l'opinion publique; et voyons ce qui peut sortir d'une telle combinaison d'incidents et de caractère.
Les Français chercheront le motif qui m'a fait donner à mon héros un nome proverbial. Il faut avouer qu'il entre un peu de coquetterie d'auteur dans ceci. J'ai voulu voir si, lui donnant un nome usé, qui jeterait dans quelque erreur, qui ferait dire à tous non bons plaisants, que je suis un garçon jovial, et que l'on va bien rire, ou de l'opéra, ou de moi, quand j'aurai mis sur le thèâtre Tarare-pompon en musique. J'ai voulu, dis-je, voir si, lui donnant un nom insignifiant, je parviendrais à l'élever à un très-haut degré d'estime avant la fin de mon ouvrage. Quant au choix du nom de Tarare, il me suffit de dire aux etrangers, qu'une tradition assez gaie, le souvenir d'un certain conte, nous rappelle, en riant, que le nom de Tarare excitait un étonnement dans les auditeurs, qui le fesait répéter à tout le monde aussi-tôt qu'on le prononçait. Hamilton, auteur de ce conte, a tiré très-peu de parti d'une bizarrerie qu'il aurait pu rendre plus gaie.
Voici, moi, ce que j'en fait. De cela seul que la personne de Tarare, en vénération chez le peuple, est odieuse à mon despote, on ne prononce point son nom devant lui sans le mettre en fureur, et sans qu'il arrive un grand changement dans la situation des personnages. Ce nom fait toutes mes transitions: avantage précieux pour un genre de spectacle où l'on n'a point de ttems à perdre en situations transitoires, où tout droit être chaud d'action, brûlant de marche et d'intérêt.
La musique, cet invincible obstacle aux développements des caractères, ne me permettant point de faire connaître assez mes personnages, dans un sujet si loin de nous, (connoissance pourtant sans laquelle on ne prend intérêt à rien) m'a fait imaginer un prologue d'un nouveau genre; où tout ce qu'il importe qu'on sache de mon plan et des mes acteurs, est tellement présenté, que le spectateur entre sans fatigue, par le milieu, dans l'action, avec l'istruction convenable.
Ce prologue est l'exposition. composé d'Êtres aériens, d'Illusions, d'Ombres légères, il est la parti merveilleuse du poëme; et j'ai prévenu que je ne voulais priver l'opéra d'aucun des avantages qu'il offre. Le merveilleux même est très-bon, si l'on veut n'en point abuser.
J'ai fait ensorte que l'ouvrage eût la variété qui pouvait le rendre piquant; qu'un acte y reposât de l'autre acte; que chacun eût son caractère. Ainsi le ton élevé, le ton gai, le style tragique ou comique, des fêtes, une musique noble et simple, un grand spectable et des situations fortes soutiendront tour-à-tour, j'espère, et l'intérêt et la curiosité. Le danger toujours imminent de mon principal personnage, sa vertu, sa douce confiance aux divinités du pays, mise en opposition avec la férocité d'un despote et la politique d'un Brame, offriront, je crois, des contrastes et beaucoup de moralité.
Malgré tous ces soins, j'aurait tort, si j'établis mal dans l'action le précepte qui fait le fond de mon sujet:
Homme ! ta grandeur, sur la terre,
n'appartient point à ton état;
elle est toute à ton caractère.
Depuis que l'ouvrage est fini, j'ai trouvé dans un conte arabe quelques situations qui se rapprochent de Tarare; elles m'ont rappellè qu'autrefois j'avais entandu lire ce conte à la campagne: Heureux, disais-je, en le feuilletant de nouveau, d'avoir eu si faible mémoire ! Ce qui mest resté du conte, a son prix; le reste était impraticable. si le lecteur fait comme moi, s'il a la patience de lire le volume trois des Génies; il verra ce qui m'appartient, ce que je dois au conte arabe; comment le souvenir confus d'un objet qui nous a frappés, se fertilise dans l'esprit, peut fermenter dans la mémoire, sans qu'on en soit même averti.
Mais ce qui m'appartient moins encore, est la belle musique de mon ami Salieri. Ce grand compositeur, l'honneur de l'école de Gluck, ayant le style du grand maître, avait reçu de la nature un sens exquis, un esprit juste, le talent le plus dramatique, avec une fécondité presque unique. Il a eu la vertu de renoncer, pour me complaire, à une foule de beautés musivales dont son opéra scintillait; uniquement, parce qu'elles alongeaient la scène, qu'elles allanguissaient l'action; mais la coleur mâle, énergique, le ton rapide et fier de l'ouvrage, le dédommageront bien de tant de sacrifices.
Cet homme de génie si méconnu, si dédaigné pour son bel opéra des Horaces, a repondu d'avance, dans Tarare, à cette objection qu'on fera: que mon poëme est peu lyrique. Aussi n'est-ce pas là l'objet que nous cherchions; mais seulement à faire une musique dramatique. Mon ami, lui disais-je, amollir des pensées, effèminer des phrases, pour les rendre plus musicales, est la vraie source des abus qui nous ont gâté l'opéra. Osons élever la musique à la hateur d'un poëme nerveux et très-fortement intrigué; nous lui rendrons toute sa noblesse: nous atteindrons, peut-être, à ces grands effets tant vantés des anciens spectacles des Grecs. Voilà les travaux ambitieux qui nous ont pris plus d'une année. et je le dis sincérement; je ne me sarais soumis pour aucune considération, à sortir de mon cabinet, pour faire avec un homme ordinaire, un travail qui est devenu par m. Salieri, le délassement de mes soirées, souvent un plaisir délectable.
Nos discusssions, je crois, auraient formé une très-bonne poëtique à l'usage de l'opéra: car m. Salieri est né poëte, et je suis un peu musicien. Jamais, peut-être, on ne réussira sans le concours de toutes ces choses.
Si la partie qu'on nomme récitante; si la scène, en un mot, n'est pas aussi simple, à Tarare, que mon systême l'exigeait; la raison qu'il m'en donne est si juste, que je veux la trasmettre ici.
Sans doute, on ne peut trop simplifier la scène, a-t-il dit; mais la voix humaine, en parlant, procède par des gradations de tons presque impossibles à saisir; par quart, sixème ou huitième de tons: et dans le systême harmonique, on n'écrit pour la voix que sur l'intervalle en rigueur des tons entiers et de demi-tons: le reste dépend des acteurs: obtenez d'eux qu'ils vous secondent. ma phrase musicale est posée dans le regle austère de l'art: mais vous me dites sans cèsse que, dans la comédie, le plus grand talent d'un acteur est de faire oublier les vers, en en conservant la mesure. Eh bien ! nos bons chanteurs seront des comèdiens, quand ils vauront vaincu cette difficulté.
Simplifier le cahnt du récit, sans contrarier l'harmonie, le rapprocher de la parole, est donc le vrai travail de nos répétitions; et je me loue publiquement des efforts de tous nos chanteurs. A moins de parler, le musicien n'a pu mieux faire: et parler tout-à-fait, eût privé la scène des renforcements énergique que ce compositeur habile a soin de jeter dans l'orchestre à tous les intervalles possibles.
Orchestre de notre opéra ! noble acteur dans le systême de Gluck, de Salieri, dans le mien ! vous n'exprimeriez que de bruit, si vous étouffiez la parole: et c'est du sentiment que votre gloire est d'exprimer.
Vous l'avez senti comme moi. Mais si j'ai obtenu de mon compositeur que, par une varieté constante, il partageât notre œuvre en deux, que la musique reposât du poëme, et le poëme de la musique; l'oechestre et le chanteur, sous peine d'ennuyer, doivent signer entr'eux la même capitulation. Si l'ame du musicien est entrée dans l'ame du poête, l'a en quelque sorte épousée, toutes les parties exécutantes doivent s'entendre et s'attendre de même, sans se croiser, sans s'étouffer. De leur union sortira le plaisir: l'ennuit vient de leur prétention.
Le meilleur orchestre possible, eût-il à rendre les plus grande effets, dès qu'il couvre la voix, détruit tout le plaisir. Il en est alors du spectable comme d'un beau visage éteint par des morceaux de diamants: c'est éblouir et non intéresser. D'où l'on voit que le projet qui nous a costamment occupés, a été d'essayer de rendre au plus grand spectacle du monde les seules beautés qui lui manquent; une marche rapide, un intérêt vif et pressant; sur-tout l'honneur d'être entendu.
Deux maximes fort courtes ont composé, dans nos répétitions, ma doctrine pour ce thèâtre. À nos acteurs pleins de bonne volont, je n'ai proposé qu'un précete: Prononcez bien. Au premier orchestre du monde, j'ai dit seulement ces deux mots: Appaisez-vous. Ceci bien compris, bien saisi, nous rendra dignes, ai-je ajouté, de toute l'attention publique. Mais, me dira quelqu'un, si nous n'entendons rien, que voulez-vous donc qu'on écoute ? Messieurs, on entend tout au spectacle où l'on parle; et l'on n'entendrait rien au spectable où l'on chante ! Oubliez-vous qu'ici, chanter n'est que parler plus fort, plus harmonieusement ? Qui donc vous assourdit l'oreille ? est-ce l'empâement des voix, ou le trop grand bruit de l'orchestre ? Prononcez bien; appaisez-vous, sont pour l'orchestre et les acteurs le premier remede à ce mal.
Mais j'ai découvert un secret que je dois vous communiquer. J'ai trouvé la grande raison qui fait qu'on n'entend rien à l'opéra. La dirai-je, messieurs ? C'est qu'on n'écoute pas. Le peu d'intérêt, je le veux, a causé cette inattention. Mais, dans plusiers ouvrages modernes, tous remplis d'excellentes choses, j'ai très-bien remarqué que des moments heureux subjuguaient l'attention publique. Et moi, que j'en sois digne ou non, je la demande toute entière pour le premier jour de Tarare; et qu'un bruit infernal venge après le public, si je m'en suis rendu indigne.
Me jugerez-vous sans m'entendre ? Ah ! laissez ce triste avantage au affiches du lendemain, qui souvent sont faite la veille.
Est-ce trop exiger de vous, pour un trvail de trois année, que trois heures d'une franche attention ? Accordez-les moi, je vous prie. Je prie sur-tout mes ennemis de prendre cet avantage sur moi; et c'est pour eux seuls que je parle. S'ils me laissent la moindre excuse à la première séance, ils peuvent bien compter que j'en abuserai pour me relever dans les autres. Leur intérêt est que je tombe, et non de me faire tomber.
On dit que les journeaux ont l'injonction de ménager l'opéra dans leurs feuilles: j'aurais une bien triste opinion de leur crédit, s'ils n'obtenaient pas tous des dispenses contre Tarare !
En tout cas, reste la ressource intarissable des lettres anonymes, des epigrammes, des libelles; celle des invectives imprimées, jetées par milliers dans nos salles. Qui sait même si, dans le temple des muses, des lettres et du goût, au centre de la politesse, un orateur bien éloquent, regardant de travers Tarare, ne trouvera pas un moyen ingénieux d'écraser l'auteur et l'ouvrage, à ne s'en jamais relever; comme il est advenu de l'infotuné Figaro, qui, depuis un tel anathême, n'a eu que des jours malheureux, une vieillesse languissante !
Tous ces moyens de nuire sont bons, efficaces, usités. La haine affamée s'en nourrit; la malignité les réclame; notre urbanitè les tolère; l'auteur en rit ou s'en afflige; la pièce chemine ou s'arrête; et tout rentre à la fin dans l'ordre accoutumé de l'oubli: c'est-là le dernier des malheures.
Puisse le goût public et l'acharnement de la haine nous en préserver quelque temps ! Puissent les bons esprits de la littérature adopter mes principes, et faire mieux que moi ! Mes amis savent bien si j'en serai jaloux, ou si j'irai les embrasser. Qui, je le ferai de grand cœur: heureux, ô mes contemporains ! d'avoir, au champ de vos plaisirs, pu tracer un léger sillon que d'autres vont fertiliser !
Voilà ma doctrine sur l'opéra, telle que je la lisais, et que je l'avais imprimé pour être publiée avant qu'on jouât Tarare. La situation très-austère où l'on m'a subitement jeté, me l'aurait fait supprimér tou-à-fait, si une cinquantaine d'exemplaires, distribués entre mes amis, n'en rendait pas la suppression inutile.
J'apprends qu'une de ces plumes mercenaires qui défigurent tout ce qu'elles touchent, s'apprête à en donner la plus infidèle analyse, ce qui m'oblige de la joindre à la seconde édition de Tarare.
À travers les mille et une injures que cet ouvrage m'a valu, j'ai reçu quelques vers qui me consoleraient si j'étais affligé. Entre autres morceaux tous remplis de talents, l'apologue qui suit est si vrai, si philosophique et si juste, que je n'ai pu m'empêcher de lui donner place en ce lieu.