www.librettidopera.it

Tarare

TARARE

Opéra.

Version synthétique édité par www.operalib.eu.

D'ici on accède à la version étendu du livret .
D'ici on accède à la version en PDF du livret .

QR code:
QR code

Livret de Pierre-Augustin Caron de BEAUMARCHAIS.
Musique de Antonio SALIERI.

Première représentation : 8 juin 1787, Paris.


Personnages:

Le genie qui préside à la réproduction des êtres, ou LA NATURE

soprano

LE GÉNIE DU FEU

baryton

ATAR roi d'Ormus, homme féroce et sans frein

basse

TARARE soldat à son service, revéré pour ses grandes vertus

ténor

ASTASIE femme de Tarare, épouse aussi tendre que pieuse

soprano

ARTHÉNÉE grand-prêtre de Brama, mécréant dévoré d'orgueil et d'ambition

basse

ALTAMORT général d'armée, fils du grand-prêtre, jeune homme imprudent et fougueux

basse

URSON capitaine des gardes d'Atar, homme brave et plein d'honneur

basse

CALPIGI chef des eunuques, asclave européan, chanteur sorti des chapelles d'Italie, homme sensible et gai

ténor

SPINETTE esclave européanne, femme de Calpigi, cantatrice napolitaine, intrigante et coquette

soprano

ELAMIR jeune enfant des Augures, naïf et très-dévoué

soprano

UNE OMBRE FEMELLE

soprano

UN PRÊTRE de Brama

basse

UN ESCLAVE

basse

UN EUNUQUE

basse

UNE BERGÈRE

soprano

UN PAYSAN

basse


Visirs. Emirs. Prêtres de la vie, en blanc. Prêtres dela mort, en noir. Esclaves de deux sexes du serrail. Milice de la garde d'Atar. Soldats. Peuple nombreux.

La scène est dans le palais d'Atar. Dans le temple de Brama. Sur la place de la ville d'Ormus, an Asie, près du Golphe Persique.

A monsieur Salieri

Mon ami,

je vous dédie mon ouvrage, parce qu'il est devenu le vôtre. Je n'avais fait que l'enfanter; vous l'avez élevé jusqu'à la hauteur du thèâtre.

Mon plus grand mérite en ceci, est d'avoir deviné l'opéra de Tarare dans Les Danaïdes et les Horaces, malgré la prévention qui nuisit à ce dernier, lequel est un fort bel ouvrage, mais un peu sévère pour Paris.

Vous m'avez aidé, mon ami, à donner aux Français une idée du spectacle des Grecs, tel que je l'ai toujours conçu. Si notre ouvrage a du succès, je vous le devrai presqu'entier. Et quand votre modestie vous fait dire partout, que vous n'êtes que mon musicien, je m'honore moi d'être votre poête, votre serviteur et votre ami.

Caron de Beaumarchais

Avertissement de l'auteur

Le poême de Tarare était fini depuis longtemps, sa musique était achevée, ma doctrine sur l'opéra, même était imprimée; j'allais la publier pendant qu'on répétait la pièce; car je voulais qu'on arrivât instruit de l'intention qui me l'avait fait faire; lorsque deux méchants obscurs ont exprès jeté dans le publique un libelle atroce, où vingt personnes sont déchirées, où je suis injurié sans nul ménagement.

Forcé de répondre à l'instant; craignant de ne pouvoir suffire à tout, et que mes ennemis ne saisissent un moment de crise pour troubler l'effet d'un spectable qui, plein de nouveautés dramatiques, avait besoin d'être écouté sans prévention; j'ai suspendu les répétitions de Tarare, pour rendre plainte, et suivre au criminel le prompt châtiment des coupables.

Mes efforts pour obtenir la suspension de l'ouvrage onte été inutiles; et quoique j'aie porté ma suplique au point d'offrir le remboursement des dépenses, le ministre a cru devoir préférer les intérêts d'un grand spectacle aux miens, et l'impatience du public à mes justes répugnances. Il m'a fallu céder à l'autorité souveraine, qui, dans cette occasion, n'a mis qu'une volonté forte; mais rien qui ne fût très-honorable au citoyen, et flatteur pour l'homme de lettres. Je n'ai donc pu que m'affliger, sans avoir le droit de me plaindre.

L'obligation de présenter la poême à la famille royale, le jour de la première représentation, a fait passer deux nuits à l'imprimeur, et rend la première edition très-fautive.

Le voici tel qu'il fut adopté par l'Académie de Musique, il y a trois ans; et mon discours préliminaire, un peu badin, je l'avoue, pour la gravité du moment. Quand je le fis, j'etais nonchalamment heureux; je n'avais pas encore l'oreille rebattue des cris de mille forcennés. Ce discours serait d'un autre ton, s'il était à faire aujourd'hui.

Apprenez seulement, etrangers qui n'habitez pas cette ville, qu'en ce moment d'un très-léger succès, et sans doute pour m'en punir, cent dégoûtants libelles manuscrits, imprimés, courent la capitale, et sont vivre mille affamés du triste produit de leur vente, en attendant que les auteurs aient la retraite qu'ils méritent.

Aux abonnés de l'opéra, qui voudraient aimer l'opéra

Ce n'est point de l'arte de chanter, du talent de bien moduler, ni de la combinaison des sons; ce ne point de la musique en elle-même, que je veux vous entretanir: c'est l'action de la poësie sur la musique, et la réaction de celle-ci sur la poësie au thèâtre, qu'il m'importe d'examiner, relativement aux ouvrage où ces deux arts se réunissent. Il s'agit moins pour moi d'un nouvel opéra, que d'un nouveau moyen d'intéresser à l'opéra.

Pour vous disposer à m'entendre, à m'écouter avec un peu de faveur, je vou dirai, mes chers contemporains, que je ne connais point de siecle où j'eusse préféré de naître; point de nation à qui j'eusse aimé mieux appartenir. Indépendamment de tout ce que la société française a d'amable, je vois en nous, depuis vingt ou trente ans, une émulation vigoreuse, un fesir général d'agrandir nos idées par d'utiles recherches, et le bonheur de tous, par l'usage de la raison.

On cite le secle dernier comme un beau siecle littéraire; mais qu'est-ce que la littérature dans la masse des objets utiles ? un noble amusement de l'esprit. On citera le nôtre, comme un siecle profond de science, de philosophie, fécond en découvertes, et plein de force de raison. L'esprit de la nation semble être dans une crise heureuse: une lumière vive et répandue fait sentir à chacun que tout peut être mieux. On s'inquiete, on s'agite, on invente, on réforme; et depuis la science profonde qui regit les gouvernements, juqu'au talent frivole de faire une chanson; depuis cette élévation de génie qui fait admirer Voltaire et Buffon, jusqu'au métier facile et lucratif de critiquer ce qu'on n'aurait pu faire; je vois dans toutes les classes un desir de valoir, de prévaloir, d'étendre ses idées, ses connaissances, ses jouissances, qui ne peut que tourner à l'avantage universel; et c'est ainsi que tout s'accroît, prospère et s'améliore. Essayons, s'il se peut, d'améliorer un grand spectable.

Tous les hommes, vous le savez, ne sont pas avantageusement placés pou exécuter des grandes choses: chacun de nous est ce qu'il naquit, et devient atrès ce qu'il peut. Tous les instants de la vie du même homme, quelque patriote qu'il soit, ne sont pas non plus destinés à des objets d'égale utilité: mais si nul ne préside au choix de ses travaux, tous au moins choisissent leurs plaisirs; et c'est peut-être dans ce choix qu'un observateur doit chercher le vrai secret des caractères. Il faut du relâche à l'esprit. Après le travail forcé des affaires, chacun suit son attrait dans ses amusements: l'un chasse, l'autre boit, celui-ci joue, un autre intrigue; et moi qui n'ai point tous ce goûts, je fais un modeste opéra.

Je conviendrai naïvement, pour qu'on ne me dispute rien, que de toutes les frivolités littéraires, une desw plus frivoles est peut-être un poëme de ce genre. Je conviens encore que si l'auteur d'un tel ouvrage allait s'offenser du peu de cas qu'on en fait; malheureux par ce ridicule, et ridicule par ce malheur, il serait le plus sot de tous ses ennemis.

Mais d'où naït ce dédain pour le poëme d'un opéra ? Car enfin, ce travail a sa difficulté. Serait-ce que la nation française, plus chansonnière que musicienne, préfère aux madrigaux de sa musique, l'epigramme er ses vaudevilles ? Quelqu'un a dit que les Français aimaient véritablement les chansons, mais n'avaient que la vanité d'un prétendu goût de musique. Ne pressons point cette opinion, de peur de la consolider.

Le froid dédain d'un opéra ne vient-il pas plutôt de ce qu'à ce spectable, la réunion mal ourdie de tant d'arts nécessairea à sa formation a fini par jeter un peu de confusion dans l'esprit, sur le rang qu'ils doivent y tenir; sur le plaisir qu'on a droit d'en attendre ?

La véritable hiérarchie de ces arts devrait, ce semble, ainsi marcher dans l'estime des spectateurs. Premièrement, la pièce ou l'invention du sujet, qui embrasse et comporte la masse d'intérêt; puis la beauté du poëme, ou la manière aisée d'enarrer les événements; puis le charme de la musique, qui n'est qu'une expression nouvelle ajoutée au charme des vers; enfin, l'agrément de la danse, dont la gaîté, la gentillesse embellit quelques froides situations. Tel est, dans l'ordre du plaisir, le rang marqué pour tous ces arts.

Mais par une inversion bizarre, particulière à l'opéra, il sembre que la pièce n'y soit rien qu'un moyen banale, un prétexte pour faire briller tout ce qui n'est pas elle. Ici, les accessoires ont usurpé le premier rang, pendant que le fond du sujet n'est plus qu'un très-mince accessoire; c'est le canevas des broduers que chacun couvre à volonté.

Comment donque est-on pervenu à nous donner ainsi le change ? Nos Français, que l'on sait si vifs sur ce qui tient à leur plaisir, seraient-ils froids sur celui-ci ?

Essayons d'expliquer pourquoi les amateurs les plus zélés (moi le premier) s'ennuient toujours à l'opéra. Voyons pourquoi dans ce spectacle, on compte le poëme pour rien; et comment la musique, toute insignifiante qu'elle est, lorsqu'elle marche sans appui, nous attache plus que les paroles, et la danse plus que la musique, Ce problême, depuis long-temps, avait besoin qu'on l'expliquât; je vai le faire à ma manière.

D'abord, je me suis convaicu que, de la part du public, il n'y a point d'erreur dans ses jugements au spectacle, et qu'il ne peut y en avoir. Déterminé par le plaisir, il le cherche, il le suit par-tout. S'il lui échappe d'un côté, il tente à le saisir de l'autre. Lassé, dans l'opéra, de n'entendre point les paroles, il se tourne vers la musique: celle-ci, dénuée de l'intérêt du poëme, amusant à peine l'oreille, le cède bientôt à la danse, qui de plus amuse les yeux. Dans cette subversion funeste à l'effet théatral, c'est toujours, comme on voit, le plaisir que l'on cherche: tout le reste est indifférent. Au lieu de m'inspirer un puissant intérêt, si l'opéra ne m'offre qu'un puéril amusement, quel droit a-t-il à mon estime ? Le spectateur a donc raison; c'est le spectacle qui a tort.

Boileau écrivait à Racine: On ne fera jamais un bon opéra. La musique ne sait pas narrer. Il avait raison, pour son temps. Il aurait pu même ajouter: La musique ne sait pas dialoguer. On ne se doutait pas alors qu'elle en devînt jamais susceptible.

Dans une lettre de cet homme qui a tout pensé, tout écrit; dans une lettre de Voltaire à Cideville, en 1732, on lit ces mots bien remarquables: L'opéra n'est qu'un rendez-vous public, où l'on s'assemble à certains jours, sans trop savoir pourquoi: c'est une maison où tout le mond va, quoiqu'on pense du mal du maître, et qu'il soit assez ennuyeux.

Avant lui, la Bruyère avait dit: On voit bien que l'opéra est l'ébauche d'un grand spectacle; il en donne l'idée; mais je ne sais pas comment l'opéra, avec une musique si parfaite et une dépense toute royale, a pu réussir à m'ennuyer.

Ils disaient librement ce que chacun éprouvvait, malgré je ne sais quelle vanité nationale qui portait tout le monde à le dissimuler. Quoi ! de la vanité jusque dans l'ennui d'un spectable ! je dirais volontiers comem l'abbé Bazile: Qu'est-ce donc qu'on trompe ici ? Tout le monde est dans le secret !

Quant à moi, qui suis né très-sensible aux charme de la bonne musique, j'ai bien longtemps cherché pourquoi l'opéra m'ennuyait, malgré tant de soins et de frais employés à l'effet contraire; et pourquoi tel morceau détaché qui me charmait au clavecin, reporté du pupitre au grand cadre, était près de me fatiguer s'il ne m'ennuyait pas d'abord; et voici ce que j'ai cru voir.

Il y a trop de musique dans la musique du thèâtre, elle en est toujours surchargée; et pour employer l'expression naïve d'un homme justement célebre, du célebre chevalier Gluck: notre opéra put de musique: Puzza di musica.

Je pense donc que la musique d'un opéra n'est, comme sa poësie, qu'un nouvel art d'embellir la parole, dont il ne faut point abuser.

Nos poëtes dramatique ont senti que la magnificence des mots, que tout ce luxe poëtique dont l'ode se pare avec succès, était un ton trop exalté pour la scène: ils ont tous vu que, pour intéresser au thèâtre, il fallait adoucir, appaiser cette poësie éblouissante, la rapprocher de la nature; l'intérêt du spectable exigeant une vérité simple et naïve, incompatible avec ce luxe.

Cette réforme faite, haureusement pour nous, dans la poësie dramatique, nous restait à tenter sur la musique du thèâtre. Or, s'il est vrai, comme on n'en peut douter, que la musique soit à l'opéra ce que le s vers sont à la tragédie, une expression plus figurée, une manière seulement plus forte de présenter le sentiment ou le pensée; gardons-nous d'abuser de ce genre d'affectation, de mettre trop de luxe dans cette manière de peindre. Une abondance vicieuse, étouffe, éteint la vérité: l'oreille est rassasiée, et le cœur reste vuide. Sur ce point, j'en appelle à l'expérience de tous.

Mais que sera-ce donc, si le musicien orgueilleux, sans goût ou snas génie, veut dominer le poëte, ou faire de sa musique un œuvre séparée ? Le sujet devient ce qu'il peut; on n'y sent plus qu'incohérence d'idées, division d'effets, et nullité d'ensemble; car deux effets didtincts et séparés ne peuvent concourir à cette unité qu'on desire, et snas laquelle il n'est point de charme au spectacle.

De même qu'un auteur français dit à son traducteur: Monsieur, êtes-vous d'Italie ? Traduisez-moi cette œuvre en italien; mais n'y mettez rien d'étranger. Poëte d'un opéra, je dirais à mon parthenaire: Ami, vous êtes musicien: traduisez ce poëme en musique; mais n'allez pas, comme Pindare, vous égarer dans vos images, et chanter Castor et Pollux sur le triomphe d'un athlète; car ce n'est pas d'eux qu'il s'agit.

Et si mon musicien possede un vrai talent; s'il réfléchit avant d'écrire; il sentira que son devoir, que son succès consiste à rendre mes pensées dans une langue seulement plus harmonieuse; à leur donner une expression plus forte, et non à faire une œuvre à part. L'imprudent qui veut briller seul, n'est qu'un phosphore, un feu follet. Cherche-t-il à vivre sans moi, il ne fait plus que végéter: un orgueil si mal entendu tue son existence et la mienne; il meurt au dernier coup d'archet, et nous précipite, à grand bruit, du thèâtre au fond de l'érèbe.

Je ne puis assez le redire, et je prie qu'on y réfléchisse: trop de musique dans la musique est le défaut de nos grands opéra.

Voilà pourquoi tout y languit. Si-tôt que l'acteur chante, la scène se repose, (je dis, s'il chante pour chanter) et par-tout où la scène repose, l'intérêt est anéanti. Mais, direz-vous, si faut-il bien qu'il chante, puisqu'il n'a pas d'autre idiôme ? Oui, mais tâchez que je l'oublie. L'art du compositeur serait d'y parvenir, Qu'il chante le sujet comme on le versifie, uniquement pour le parer; que j'y trouve un charme de plus, non un sujet de distraction.

Moi, qui toujours ai chéri la musique, sans incostance, et même sans infidélité, souvent aux pièce qui m'attachent le plus, je me surprends à pousser de l'épaule, à dire tout-bas avec humeur: vas donc, musique ! Pourquoi tant répéter ? N'es-tu pas assez lente ? Au lieu de narrer vivement, tu rabaches: au lieu de peindre la passion, tu t'accroches oiseusement aux mots ! (Préface du Barbier de Seville.)

Qu'arrive-t-il de tout cela ? Pendant qu'avare de paroles, le poëte s'évertue à serrer son style, à bien conccentrer sa pensée; si le musicien, au rebours, delaye, alonge les syllabes, et les noie dans des fredons, leur ôte la force ou le sens; l'un tire à droite, l'autre à gauche; on ne sait plus auquel entendre: le triste bâillement me saisit, l'ennui me chasse de la salle.

Que demandons-nous au thèâtre ? qu'il nous procure du plaisir. La réunion de tous les arts charmants devrait certes nous en offrir un des plus vifs à l'opéra ! N'est-ce pas de leur union même que ce spectable a pris son nome ? Leur déplacement, leur abus en a fait un séjour d'ennui.

Essayons d'y ramener le plaisir, en les rétablissant dans l'ordre naturel, et sans priver ce grand thèâtre d'aucun des avantages qu'il offre; c'est une belle tâche à remplir. Aux efforts qu'on a fait depuis Iphigénie, Alceste, et le chevalier Gluck, pour améllorer ce spectable, ajoutons quelques observations sur le poëme et son amalgame. Posons une saine doctrine: joignons un exemple au précepte, et tâchons d'entraîner les suffrages par l'heureux concours de tous deux.

Souvvenons-nous d'abord, qu'un opéra n'est point une tragédie, qu'il n'est point une comédie, qu'il partticipe de chacune, et peut embrasser tous le genres.

Je ne prendrai donc point un sujet qui soit absolument tragique: le ton deviendrait si sévère, que les fêtes y tombant des nues, en détruiraient tout l'intérêt. Eloignoins-nous également d'une intrigue purement comique, où les passions n'ont bnul ressort, dont les grands effets sont exclus: l'expresssion musicale y serait souvent sans noblesse.

Il m'a semblé qu'à l'opéra, les sujets historiques devaient moins réussir que les imaginaires.

Faudra-t-il donc traiter des sujets de pure féèrie ? de ces sujets où le merveilleux, se montrant toujours impossible, nous parait absurde et choquant ? mais l'expérience a prouvé que tout ce qu'on dénoue par un coup de baguette, ou par l'intervention des dieux, nous laisse toujours le cœur vuide; et les sujets mythologiques ont tous un peu ce défaut-là. Or, dans mon systême d'opéra, je ne puis être avvare de musique, qu'en y prodiguant l'intérêt.

N'oublions pas sur-tout, que la marche lente de musique, s'opposant aux développements, il faut que l'intérêt porte entièrement sur les masses; qu'elles y soient énergiques et claires. Car, si la première éloquence au thèâtre est celle de situation, c'est sur-tout dans le drame chanté qu'elle devient indispensable, par la besoin presssant d'y suppléer aux mouvements de l'autre éloquence, dont on est trop souvent forcé de se priver.

Je penserai donc qu'on doit prendre un milieu entre le merveilleux et le genre historique. J'ai cru m'appercevoir aussi que les mœurs très-civilisées étaient trop méthodiques pour y paraître théatrales. Les mœurs orientales, plus disparates et moins connues, laissent à l'esprit un champ plus libre, et me semblent très-propres à remplir cet objet.

Par-tout où règne le despotisme, on conçoit des mœurs bien tranchantes. Là, l'esclavage est près de la grandeur: l'amour touche à la férocité: les passions des grands sont sans frein. On peut y voir unie, dans le même homme, la plus imbécille ignorance à la puissance illimitée, une indigne et lâche faiblesse à la plus dédaigneuse hauteur. Là, je vois l'abus du pouvoir se jouer de la vie des hommes, de la pudicité des femmes; la révolte marcher de front avec l'atroce tyrannie: le despote y fait tout trembler, jusqu'à ce qu'il tremble lui-même; et souvent tous les deux se voyent en même temps. Ce désordre convient ou sujet; il monte l'imagination du poëte; il imprime un trouble à l'esprit, qui dispose aux étrangetés: (selon l'expression de Montaigne). Voilà les mœurs qu'il faut à l'opéra; elles nous permettent tous les tons: le serrail offre aussi tous les genres d'événemets. Je puis m'y montrer tour-à-tour, vif, imposant, gai, sérieux, enjoué, terrible ou badin. Les cultes, même orientaux, ont je ne sais quel air magique, je ne sais quoi de merveilleux, très-propre à subjuguer l'esprit, à nourrir l'intérêt de la scène.

Ah ! si l'on pouvait couronner l'ouvrage d'une grande idée philosophique; même en faire naître le sujet ! je dis qu'un tel amusement ne serait pas sans fruit; que tous les bons esprits nous sauraient gré de ce travail. Pendant que l'esprit de parti, l'ignrance ou l'envie de nuire armeraient la meute aboyante; le public n'en sentirait pas moins qu'un tel essai n'est point une œuvre méprisable. Peut-être irait-il même jusqu'ù encourager des hommes d'un plus fort génie à se jeter dans la carriére, et a lui présenter un nouveau genre de plaisir, digne de la première nation du monde.

Quoi qu'il en puisse être des autres, voici ce qu'il en est de moi. Tarare est le nom de mon opéra; mais il n'en est pas le motif. Cette maxime, à la fois consolante et sévère, est le sujet de mon ouvrage:

Homme ! ta grandeur, sur la terre,

n'appartient point à ton état;

elle est toute à ton caractère.

La dignité de l'homme est donc le point moral que j'ai voulu traiter; le thême que je me suis donné.

Pour mettre en action ce précepte, j'ai imaginé dans Ormus, à l'entrée du Golphe Persique, deuz hommes de l'état le plus opposé; dont l'un, comblé, surchargé de puissance, un despote absolu d'Asie, a contre lui seulement un effoyable caractère. Il est né méchant, ai-je dit, voyons s'il sera malheureux. L'autre, tiré des derniers rangs, Dènué de tout, pauvre soldat, n'a reçu qu'un sol bien du ciel, un caractère vertueux. Peut-il être heureuse ici-bas ?

Cherchons seulement un moyen de rapprocher deux hommes si peu faits pour se rencontrer.

Pour animer leurs cractères, soumettons-les au même amour; donnons-leur à tous deux le plus ardent desir de posséder la même femme. ici, le cœur humain est dans son énergie; il doit se montrer sans détour. Opposons passion à passion, mais le vice puissant à la vertu privée de tout, le despotisme sans pudeur à l'influence de l'opinion publique; et voyons ce qui peut sortir d'une telle combinaison d'incidents et de caractère.

Les Français chercheront le motif qui m'a fait donner à mon héros un nome proverbial. Il faut avouer qu'il entre un peu de coquetterie d'auteur dans ceci. J'ai voulu voir si, lui donnant un nome usé, qui jeterait dans quelque erreur, qui ferait dire à tous non bons plaisants, que je suis un garçon jovial, et que l'on va bien rire, ou de l'opéra, ou de moi, quand j'aurai mis sur le thèâtre Tarare-pompon en musique. J'ai voulu, dis-je, voir si, lui donnant un nom insignifiant, je parviendrais à l'élever à un très-haut degré d'estime avant la fin de mon ouvrage. Quant au choix du nom de Tarare, il me suffit de dire aux etrangers, qu'une tradition assez gaie, le souvenir d'un certain conte, nous rappelle, en riant, que le nom de Tarare excitait un étonnement dans les auditeurs, qui le fesait répéter à tout le monde aussi-tôt qu'on le prononçait. Hamilton, auteur de ce conte, a tiré très-peu de parti d'une bizarrerie qu'il aurait pu rendre plus gaie.

Voici, moi, ce que j'en fait. De cela seul que la personne de Tarare, en vénération chez le peuple, est odieuse à mon despote, on ne prononce point son nom devant lui sans le mettre en fureur, et sans qu'il arrive un grand changement dans la situation des personnages. Ce nom fait toutes mes transitions: avantage précieux pour un genre de spectacle où l'on n'a point de ttems à perdre en situations transitoires, où tout droit être chaud d'action, brûlant de marche et d'intérêt.

La musique, cet invincible obstacle aux développements des caractères, ne me permettant point de faire connaître assez mes personnages, dans un sujet si loin de nous, (connoissance pourtant sans laquelle on ne prend intérêt à rien) m'a fait imaginer un prologue d'un nouveau genre; où tout ce qu'il importe qu'on sache de mon plan et des mes acteurs, est tellement présenté, que le spectateur entre sans fatigue, par le milieu, dans l'action, avec l'istruction convenable.

Ce prologue est l'exposition. composé d'Êtres aériens, d'Illusions, d'Ombres légères, il est la parti merveilleuse du poëme; et j'ai prévenu que je ne voulais priver l'opéra d'aucun des avantages qu'il offre. Le merveilleux même est très-bon, si l'on veut n'en point abuser.

J'ai fait ensorte que l'ouvrage eût la variété qui pouvait le rendre piquant; qu'un acte y reposât de l'autre acte; que chacun eût son caractère. Ainsi le ton élevé, le ton gai, le style tragique ou comique, des fêtes, une musique noble et simple, un grand spectable et des situations fortes soutiendront tour-à-tour, j'espère, et l'intérêt et la curiosité. Le danger toujours imminent de mon principal personnage, sa vertu, sa douce confiance aux divinités du pays, mise en opposition avec la férocité d'un despote et la politique d'un Brame, offriront, je crois, des contrastes et beaucoup de moralité.

Malgré tous ces soins, j'aurait tort, si j'établis mal dans l'action le précepte qui fait le fond de mon sujet:

Homme ! ta grandeur, sur la terre,

n'appartient point à ton état;

elle est toute à ton caractère.

Depuis que l'ouvrage est fini, j'ai trouvé dans un conte arabe quelques situations qui se rapprochent de Tarare; elles m'ont rappellè qu'autrefois j'avais entandu lire ce conte à la campagne: Heureux, disais-je, en le feuilletant de nouveau, d'avoir eu si faible mémoire ! Ce qui mest resté du conte, a son prix; le reste était impraticable. si le lecteur fait comme moi, s'il a la patience de lire le volume trois des Génies; il verra ce qui m'appartient, ce que je dois au conte arabe; comment le souvenir confus d'un objet qui nous a frappés, se fertilise dans l'esprit, peut fermenter dans la mémoire, sans qu'on en soit même averti.

Mais ce qui m'appartient moins encore, est la belle musique de mon ami Salieri. Ce grand compositeur, l'honneur de l'école de Gluck, ayant le style du grand maître, avait reçu de la nature un sens exquis, un esprit juste, le talent le plus dramatique, avec une fécondité presque unique. Il a eu la vertu de renoncer, pour me complaire, à une foule de beautés musivales dont son opéra scintillait; uniquement, parce qu'elles alongeaient la scène, qu'elles allanguissaient l'action; mais la coleur mâle, énergique, le ton rapide et fier de l'ouvrage, le dédommageront bien de tant de sacrifices.

Cet homme de génie si méconnu, si dédaigné pour son bel opéra des Horaces, a repondu d'avance, dans Tarare, à cette objection qu'on fera: que mon poëme est peu lyrique. Aussi n'est-ce pas là l'objet que nous cherchions; mais seulement à faire une musique dramatique. Mon ami, lui disais-je, amollir des pensées, effèminer des phrases, pour les rendre plus musicales, est la vraie source des abus qui nous ont gâté l'opéra. Osons élever la musique à la hateur d'un poëme nerveux et très-fortement intrigué; nous lui rendrons toute sa noblesse: nous atteindrons, peut-être, à ces grands effets tant vantés des anciens spectacles des Grecs. Voilà les travaux ambitieux qui nous ont pris plus d'une année. et je le dis sincérement; je ne me sarais soumis pour aucune considération, à sortir de mon cabinet, pour faire avec un homme ordinaire, un travail qui est devenu par m. Salieri, le délassement de mes soirées, souvent un plaisir délectable.

Nos discusssions, je crois, auraient formé une très-bonne poëtique à l'usage de l'opéra: car m. Salieri est né poëte, et je suis un peu musicien. Jamais, peut-être, on ne réussira sans le concours de toutes ces choses.

Si la partie qu'on nomme récitante; si la scène, en un mot, n'est pas aussi simple, à Tarare, que mon systême l'exigeait; la raison qu'il m'en donne est si juste, que je veux la trasmettre ici.

Sans doute, on ne peut trop simplifier la scène, a-t-il dit; mais la voix humaine, en parlant, procède par des gradations de tons presque impossibles à saisir; par quart, sixème ou huitième de tons: et dans le systême harmonique, on n'écrit pour la voix que sur l'intervalle en rigueur des tons entiers et de demi-tons: le reste dépend des acteurs: obtenez d'eux qu'ils vous secondent. ma phrase musicale est posée dans le regle austère de l'art: mais vous me dites sans cèsse que, dans la comédie, le plus grand talent d'un acteur est de faire oublier les vers, en en conservant la mesure. Eh bien ! nos bons chanteurs seront des comèdiens, quand ils vauront vaincu cette difficulté.

Simplifier le cahnt du récit, sans contrarier l'harmonie, le rapprocher de la parole, est donc le vrai travail de nos répétitions; et je me loue publiquement des efforts de tous nos chanteurs. A moins de parler, le musicien n'a pu mieux faire: et parler tout-à-fait, eût privé la scène des renforcements énergique que ce compositeur habile a soin de jeter dans l'orchestre à tous les intervalles possibles.

Orchestre de notre opéra ! noble acteur dans le systême de Gluck, de Salieri, dans le mien ! vous n'exprimeriez que de bruit, si vous étouffiez la parole: et c'est du sentiment que votre gloire est d'exprimer.

Vous l'avez senti comme moi. Mais si j'ai obtenu de mon compositeur que, par une varieté constante, il partageât notre œuvre en deux, que la musique reposât du poëme, et le poëme de la musique; l'oechestre et le chanteur, sous peine d'ennuyer, doivent signer entr'eux la même capitulation. Si l'ame du musicien est entrée dans l'ame du poête, l'a en quelque sorte épousée, toutes les parties exécutantes doivent s'entendre et s'attendre de même, sans se croiser, sans s'étouffer. De leur union sortira le plaisir: l'ennuit vient de leur prétention.

Le meilleur orchestre possible, eût-il à rendre les plus grande effets, dès qu'il couvre la voix, détruit tout le plaisir. Il en est alors du spectable comme d'un beau visage éteint par des morceaux de diamants: c'est éblouir et non intéresser. D'où l'on voit que le projet qui nous a costamment occupés, a été d'essayer de rendre au plus grand spectacle du monde les seules beautés qui lui manquent; une marche rapide, un intérêt vif et pressant; sur-tout l'honneur d'être entendu.

Deux maximes fort courtes ont composé, dans nos répétitions, ma doctrine pour ce thèâtre. À nos acteurs pleins de bonne volont, je n'ai proposé qu'un précete: Prononcez bien. Au premier orchestre du monde, j'ai dit seulement ces deux mots: Appaisez-vous. Ceci bien compris, bien saisi, nous rendra dignes, ai-je ajouté, de toute l'attention publique. Mais, me dira quelqu'un, si nous n'entendons rien, que voulez-vous donc qu'on écoute ? Messieurs, on entend tout au spectacle où l'on parle; et l'on n'entendrait rien au spectable où l'on chante ! Oubliez-vous qu'ici, chanter n'est que parler plus fort, plus harmonieusement ? Qui donc vous assourdit l'oreille ? est-ce l'empâement des voix, ou le trop grand bruit de l'orchestre ? Prononcez bien; appaisez-vous, sont pour l'orchestre et les acteurs le premier remede à ce mal.

Mais j'ai découvert un secret que je dois vous communiquer. J'ai trouvé la grande raison qui fait qu'on n'entend rien à l'opéra. La dirai-je, messieurs ? C'est qu'on n'écoute pas. Le peu d'intérêt, je le veux, a causé cette inattention. Mais, dans plusiers ouvrages modernes, tous remplis d'excellentes choses, j'ai très-bien remarqué que des moments heureux subjuguaient l'attention publique. Et moi, que j'en sois digne ou non, je la demande toute entière pour le premier jour de Tarare; et qu'un bruit infernal venge après le public, si je m'en suis rendu indigne.

Me jugerez-vous sans m'entendre ? Ah ! laissez ce triste avantage au affiches du lendemain, qui souvent sont faite la veille.

Est-ce trop exiger de vous, pour un trvail de trois année, que trois heures d'une franche attention ? Accordez-les moi, je vous prie. Je prie sur-tout mes ennemis de prendre cet avantage sur moi; et c'est pour eux seuls que je parle. S'ils me laissent la moindre excuse à la première séance, ils peuvent bien compter que j'en abuserai pour me relever dans les autres. Leur intérêt est que je tombe, et non de me faire tomber.

On dit que les journeaux ont l'injonction de ménager l'opéra dans leurs feuilles: j'aurais une bien triste opinion de leur crédit, s'ils n'obtenaient pas tous des dispenses contre Tarare !

En tout cas, reste la ressource intarissable des lettres anonymes, des epigrammes, des libelles; celle des invectives imprimées, jetées par milliers dans nos salles. Qui sait même si, dans le temple des muses, des lettres et du goût, au centre de la politesse, un orateur bien éloquent, regardant de travers Tarare, ne trouvera pas un moyen ingénieux d'écraser l'auteur et l'ouvrage, à ne s'en jamais relever; comme il est advenu de l'infotuné Figaro, qui, depuis un tel anathême, n'a eu que des jours malheureux, une vieillesse languissante !

Tous ces moyens de nuire sont bons, efficaces, usités. La haine affamée s'en nourrit; la malignité les réclame; notre urbanitè les tolère; l'auteur en rit ou s'en afflige; la pièce chemine ou s'arrête; et tout rentre à la fin dans l'ordre accoutumé de l'oubli: c'est-là le dernier des malheures.

Puisse le goût public et l'acharnement de la haine nous en préserver quelque temps ! Puissent les bons esprits de la littérature adopter mes principes, et faire mieux que moi ! Mes amis savent bien si j'en serai jaloux, ou si j'irai les embrasser. Qui, je le ferai de grand cœur: heureux, ô mes contemporains ! d'avoir, au champ de vos plaisirs, pu tracer un léger sillon que d'autres vont fertiliser !

Voilà ma doctrine sur l'opéra, telle que je la lisais, et que je l'avais imprimé pour être publiée avant qu'on jouât Tarare. La situation très-austère où l'on m'a subitement jeté, me l'aurait fait supprimér tou-à-fait, si une cinquantaine d'exemplaires, distribués entre mes amis, n'en rendait pas la suppression inutile.

J'apprends qu'une de ces plumes mercenaires qui défigurent tout ce qu'elles touchent, s'apprête à en donner la plus infidèle analyse, ce qui m'oblige de la joindre à la seconde édition de Tarare.

À travers les mille et une injures que cet ouvrage m'a valu, j'ai reçu quelques vers qui me consoleraient si j'étais affligé. Entre autres morceaux tous remplis de talents, l'apologue qui suit est si vrai, si philosophique et si juste, que je n'ai pu m'empêcher de lui donner place en ce lieu.

Apologue à l'auteur de Tarare

Un bonne homme un soir cheminant,

passait à côté d'un village,

un chien aboye, un autre en fait autant;

tous les mâtins du bourg hurlent au même instant.

pourquoi, leur dit quelqu'un, pourquoi tout ce tapage ?

Nul d'eux n'en savait rien; tous criaient cependant.

Des publiques clameurs, c'est la fidelle image.

On répète au hasard les discours qu'on entend.

Au hasard on s'agite, on blâme, on injurie;

on ne sait pas pourquoi l'on crie.

Le sage, direz-vous, méprise ces propos,

tenus par des méchants, répétés par des sots;

le sage quelquefois les paya de sa vie.

Socrate fut empoisonné;

Aristide, à l'exil, fut par eux condamné:

ils ont forcé Voltaire à sortir de la France:

ils ont réduit Racine à quinze ans de silence.

On leur résiste quelque temps:

leur fureur à la fin détruit tous les talents.

Demandez-le à la Grece, à Rome, à l'Italie:

ils ont, dans ces climats, jadis si florissantrs,

fait rena ître la barbarie.

Par m. ***

Prologue
Scène première

La Nature et les Vents déchainés.
L'ouverture fait entendre un bruit violent dans les airs, un choc terrible de tous les éléments. La toile, en se levant, ne montre que des nuages qui roulent, se déchirent, et laissent voir les Vents déchainés; ils forment, en tourbillonnant, des danses de la plus violente agitation.

La Nature s'avance au milieu d'eux, une baguette à la main, ornée de tous les attributs qui la caractérisent, et leur dit impérieusement:

LA NATURE

C'est assez troubler l'univers,

Vents furieux, cessez d'agiter l'air et l'onde.

C'est assez. Reprenez vos fers;

que le seul Zéphyr règne au monde.

L'ouverture, le bruit et le mouvement continuent.

CHŒUR DES VENTS

Ne tourmentons plus l'univers:

cessons d'agiter l'air et l'onde.

Malheureux ! reprenons nos fers,

l'heureux Zéphyr seul règne au monde.

Ils se précipitent dans les nuages inférieurs. Le Zéphir s'élève dans les airs. L'ouverture et le bruit s'appaisent par degrés; les nuages se dissipent; tout devient harmonieux et calme. On voit une campagne superbe, et Le Génie du Feu descend dans un nuage brillant, du côté de l'orient.

Scène deuxième

Le Génie du Feu, La Nature.

LE GÉNIE DU FEU

De l'orbe éclatant du soleil,

admirant des cieux la structure,

je vous ai vue, belle Nature,

disposer sur la terre un superbe appareil.

LA NATURE

Génie ardent de la sphère enflammée,

par qui la mienne est animée,

à mes travaux donnez quelque moments.

De toutes les races passées,

dans l'immensité dispersées,

je rassemble les éléments,

pour en former une race prochaine

de la risible espèce humaine,

aux dépens des êtres vivants.

LE GÉNIE DU FEU

Ce pouvoir absolu que vous avez sur elle,

l'exercez-vous aussi sur les individus ?

LA NATURE

Oui, si je descendais à quelque soins perdus !

Mais, pour moi, qu'est une parcelle,

à travers ces foules d'humains,

que je répands à pleines mains

sur cette terre, pour y naître,

briller un instant, disparaître,

laissant à des hommes nouveaux

pressés comme eux, dans la carrière,

de main en main, les courts flambeaux

de leur existence éphémère ?

LE GÉNIE DU FEU

Au moins, vous employez des éléments plus purs,

pour former les puissants et les grands d'un empire ?

LA NATURE

C'est leur langage, il faut bien en sourire:

un noble orgueil les en rend presque surs.

Mais voyez comme la Nature

les verse par milliers, sans choix et sans mesure.

(Elle fait une espece de conjuration.)

Froid humains, non encor vivants;

atômes perdus dans l'espace:

que chacun de vos éléments,

se rapproche et prenne sa place,

suivant l'ordre, la pesanteur,

et toutes les loix immuables

que l'éternel dispensateur

impose aux êtres vos semblables.

Humains, non encore existants,

à mes yeux paraissez vivants.

Scène troisième

La Génie du Feu, la Nature, foule d'Ombres des deux sexes.

D'autres Ombres dansent sur l'air du chœur.

CHŒUR D'OMBRES

Quel charme inconnu nous attire ?

Nos cœurs en sont épanouis.

D'un plaisir vague je soupire;

je veux l'exprimer; je ne puis.

En jouissant, je sens que je désire;

en désirant, je sens que je juis.

Quel charme inconnu nous attire ?

Nos cœurs en sont épanouis.

LE GÉNIE DU FEU

(à la Nature)

Privés des doux liens qui donne la naissance;

quels seront leur rangs et leurs soins ?

Et comment pourvoir aux besoins

d'une aussi soudaine croissance ?

LA NATURE

J'amuse vos yeux un moment,

de leur forme prématurée;

s'ils pouvaient aimer seulement,

vous reverriez le règne heureux d'Astrée.

LE GÉNIE DU FEU

Quel intérêt peut les occuper tous ?

LA NATURE

Nul, je crois.

LE GÉNIE DU FEU

(s'adressant aux ombres)

Qu'êtes-vous ? et que demandez-vous ?

ALTAMORT

(l'Ombre)

Nous ne demandons pas, nous somme.

LE GÉNIE DU FEU

Qui vous a mis au rang des hommes ?

URSON

(l'Ombre)

Qui l'a voulu; que nous importe à nous ?

LE GÉNIE DU FEU

Comme ils sont froids, sans passions, sans gouts !

Que leur ignorance est profonde !

LA NATURE

Ah ! je les ai formés sans vous.

Brillant Soleil, en vain la Nature est féconde;

sans un rayon de votre feu sacré,

mon œuvre est morte et son but égaré.

LE GÉNIE DU FEU

Gloire à l'éternelle sagesse,

qui, créant l'immortel amour,

voulut que, par se seule ivresse,

l'être sensible obtînt le jour.

Ah ! si ma flamme ardente et pure

n'eût pas embrasé votre sein,

stérile amant de la Nature,

j'eusse été formé sans dessein.

Un mot encor; c'est une ombre femelle.

(à l'ombre)

Aimable enfant, voulez-vous être belle ?

UNE OMBRE FEMELLE

Belle !

LE GÉNIE DU FEU

Vous rougissez !

UNE OMBRE FEMELLE

Suis-je donc sans appas ?

LE GÉNIE DU FEU

Son instinct la trahit, mais ne la trompe pas !

LA NATURE

(souriant)

Il peut au moins la compromettre.

LE GÉNIE DU FEU

(à l'ombre de Spinette)

Et vous dont les regards causeront cent débats ?

UNE OMBRE FEMELLE

(avec feu)

Je voudrais... je voudrais... je voudrais tout soumettre.

LE GÉNIE DU FEU

Ô ! Nature !

LA NATURE

(souriant)

J'ai tort; devant vous j'ai trahi,

sur ses plus doux secrets, mon sexe favori.

LE GÉNIE DU FEU

(à l'ombre d'Astasie)

Mais vous, jeune beauté, qui semblez animée,

voudriez-vous à tous donner aussi la loi ?

ASTASIE

(l'Ombre)

Que je sois seulement aimée !

Il n'est que ce bonheur pour moi.

LA NATURE

Tu le seras, sous le nom d'Astasie,

et Tarare obtiendra ta foi.

ASTASIE

(l'Ombre)

(émue, la main sur son cœur)

Tarare !

LA NATURE

Je te fais un sort digne d'envie.

ASTASIE

(l'Ombre)

Je n'en sais rien.

LA NATURE

Moi, je le sais pour toi.

LE GÉNIE DU FEU

Voyez quelle rougeur à ces noms l'a saisie !

LA NATURE

(au Génie)

Qu'un jeune cœur, mal aisément,

voile son trouble au doux moment

où l'amour va s'en rendre maître !

Moi-même, après de longs hivers,

quand vous ranimez l'univers,

mes premiers soupirs font renaître

les fleurs qui parfument les airs.

LE GÉNIE DU FEU

(montrant les deux ombres d'Atar et de Tarare)

Que sont ces deux superbes ombres,

qui semblent menacer, taciturnes et sombres ?

LA NATURE

Rien: mais dites un mot; assignant leur état,

je fais un roi de l'une et de l'autre un soldat.

LE GÉNIE DU FEU

Permettez; ce grand choix les touchera peut-être.

LA NATURE

J'en doute.

LE GÉNIE DU FEU

Un de vous deux est roi: lequel veut l'être ?

ATAR

(l'Ombre)

Roi ?

TARARE

(l'Ombre)

Roi ?

ATAR ET TARARE

Je ne m'y sens aucun empressement.

LA NATURE

Enfants, il vous manque de naître,

pour penser bien différemment.

LE GÉNIE DU FEU

(les examine)

Mon œil, entr'eux, cherche un roi préférable;

mais que je crains mon jugement !

Nature, l'erreur d'un moment

peut rendre un siècle misérable.

LA NATURE

(aux deux ombres)

Futurs mortels, prosternez-vous,

avec respect attendez en silence

le rang qu'avant votre naissance,

vous allez recevoir de nous.

(Les deux ombres se prosternent; et pendat que le Génie hésite dans son choix, toutes les ombres curieuses chantent le chœur suivant, en les enveloppant.)

CHŒUR D'OMBRES

Quittons nos jeux, accourrons tout:

deux de nos frères à genoux

reçoivent l'arrêt de leur vie.

LE GÉNIE DU FEU

(impose les mains à l'une des deux ombres)

Sois l'empereur Atar; despote de l'Asie,

règne à ton gré dans le palais d'Ormus.

(À l'autre ombre.)

Et toi, soldat, formé de parents inconnus,

gémis long-tems de notre fantaisie.

LA NATURE

Vous l'avez fait soldat; mais n'allez pas plus loin:

c'est Tarare. Bientôt vous serez le témoin

de leur dissemblance future.

(Aux deux ombres.)

Enfants, embrassez-vous: égaux par la nature,

que vous en serez loin dans la société:

de la grandeur altière à l'humble pauvreté,

cet intervalle immense est désormais le vôtre.

À moins que de Brama la puissante bonté,

par un décret prémédité,

ne vous rapproche l'un de l'autre,

pour l'exemple des rois et de l'humanité.

QUATRE OMBRES PRINCIPALES EN CHŒUR

Ô bienfaisante déité !

Ne souffrez pas que rien altère

notre touchante égalité;

qu'un homme commande à son frère !

(L'ombre d'Atar seule ne chante pas, et s'éloigne avec hauteur; le Génie du Feu la fait remarquer à la Nature.)

LA NATURE

(au Génie du Feu)

C'est assez. Èteignons an eux,

ce germe d'une grande idée,

faite pour des climats et des temps plus heureux.

(À toutes les ombres.)

Tels qu'une vapeur élancée,

par le froid en eau condensée,

tombe et se perd dans l'océan;

futurs mortels, rentrez dans le néant.

Disparaissez.

(Au Génie du Feu.)

Et nous, dont l'essence profonde

dévore l'espace et le temps;

laissons en un clin d'œil écouler quarante ans;

et voyons-les agir sur la scène du monde.

La Nature et le Génie du Feu s'élèvent dans les nuages, dont la masse redescend et couvre toute la scène.

CHŒUR D'ESPRITS AÉRIENS

Gloire à l'éternelle sagesse,

qui, créant l'éternel amour,

voulut que par se seule ivresse

l'être sensible obtînt le jour.

Acte premier

Nouvelle ouverture, d'un genre absolument différent de la première.

Scène première

Les nuages qui couvrent le thèâtre s'élèvent; on voit une salle du palais d'Atar.
Atar, Calpigi.

ATAR

(en entrant, violemment)

Laisse-moi, Calpigi !

CALPIGI

La fureur vous égare.

Mon maître ! ô roi d'Ormus ! grâce, grâce à Tarare !

ATAR

Tarare ! encor Tarare ! Un nom abject et bas,

pour ton organe impur, a donc bien des appas !

CALPIGI

Quand sa troupe nous prit, au fond d'un antre sombre,

je défendais mes jours contre ces inhumains,

blessé, prêt à périr, accablé par le nombre;

cet homme généreux m'arracha de leurs mains.

Je lui dois d'être à vous, seigneur, faites-lui grâce.

ATAR

Qui, moi, je souffrirai qu'un soldat eût l'audace

d'être toujours heureux, quand son roi ne l'est pas !

CALPIGI

A travers le torrent d'Arsace,

il vous a sauvé du trépas;

et vous l'avez nommé chef de votre milice.

ATAR

Ah ! combien je l'ai regretté !

Son orgueilleuse humilité,

le respect d'un peuple hébété,

son air, jusqu'à son nom... Cet homme est mon supplice.

Où trouve-t-il, dis-moi, cette félicité ?

Est-ce dans le travail, ou dans la pauvreté ?

CALPIGI

Dans son devoir. Il sert avec simplicité

le ciel, les malheureux, la patrie et son maître.

ATAR

Lui ? c'est un humble fastueux,

dont l'orgueil est de le paraître:

l'honneur d'être cru vertueux

lui tient lieu du bonheur de l'être:

il n'a jamais trompé mes yeux.

CALPIGI

Vous tromper, lui, Tarare !

ATAR

Ici la loi des Brames,

permet à tous un grand nombre de femmes;

il n'en a qu'une, et s'en croit plus heureux,

mais nous l'aurons cet objet de ses vœux;

en la perdant il gémira peut-être.

CALPIGI

Il en mourra !

ATAR

Tant mieux. Oui, le fils du grand-prêtre,

Altamort a reçu mon ordre cette nuit.

Il vole à la rive opposée,

avec sa troupe déguisée:

en son absence il va dévaster son réduit.

Il ravira sur-tout son Astasie,

ce miracle, dit-on, des beautés de l'Asie.

CALPIGI

Eh ! quel est donc son crime, hélas !

ATAR

D'être heureux, Calpigi, quand son roi ne l'est pas,

de faire partout ses conquêtes

des cœurs que j'avais autrefois...

CALPIGI

Ah ! pour tourner toutes les têtes,

il faut si peu de choses aux rois !

ATAR

D'avoir, par un manège habile,

entraîné le peuple imbécile.

CALPIGI

Il est vrai, son nom adoré,

dans la bouche de tout le monde,

est un proverbe révéré.

Parle-t-on des fureurs de l'onde,

ou du fléau le plus fatal;

Tarare ! est l'écho général:

comme si ce nom secourable

eloignait, rendait incroyable

le mal, hélas ! le plus certain...

ATAR

(en colère)

Finiras-tu, méprisable chrétien ?

Eunuque vil et détestable;

la mort devrait...

CALPIGI

La mort, la mort, toujours la mort !

Ce mot éternel me désole:

terminez une fois mon sort;

et puis cherchez qui vous console

du triste ennui de la satiété,

de l'oisiveté,

de la royauté.

(Il s'eloigne.)

ATAR

(furieux)

Je punirai cet excès d'arrogance.

Scène deuxième

Les précédents, Altamort.

ATAR

Mais qu'annonce Altamort, à mon impatience ?

ALTAMORT

Mon maître est obéi; tout est fait, rien n'est su.

ATAR

Astasie ?

ALTAMORT

Est à toi, sans qu'on m'ait apperçu,

sans qu'elle ait deviné qui la veut, qui l'enlève.

ATAR

Au rang de mes vizirs, Altamort, je t'élève.

(à Calpigi)

Pour la bien recevoir sont-ils tous préparés ?

Le serrail est-il prêt, les jardins décorés,

Calpigi ?

CALPIGI

Tout, Seigneur.

ATAR

Qu'une superbe fête,

demain, de ma grandeur enivre ma conquête.

CALPIGI

Demain ? Le terme est court.

ATAR

(en colère)

Malheureux !

CALPIGI

(víte)

Vous l'aurez.

ATAR

J'ai parlé: tu m'entends ? S'il manque quelque chose...

CALPIGI

Manquer ! chacun sait trop à quel mal il s'expose.

Scène troisième

Tous les acteurs précédents, Spinette, Odalisques, Esclaves du serrail des deux sexes.
Tout le serrail entre et se range en haie; quatre esclaves noir portent Astasie couverte d'un grand voile noir, de la tête aux pieds.

CHŒUR D'ESCLAVES DU SERRAIL

(On dance pendant le chœur.)

Dans les plus beaux lieux de l'Asie,

avec la suprême grandeur,

l'amour met aux pieds d'Astasie,

tout ce qui donne le bonheur.

Ce n'est point dans l'humble retraite,

qu'un cœur généreux le ressent;

et la beauté la plus parfaite,

doit régner sur le plus puissant.

ATAR

(On la dévoile.)

Que tout s'abaisse devant elle.

ASTASIE

(On se prosterne.)

O sort affreux, dont l'horreur me poursuit !

Du sein d'une profonde nuit,

quelle clarté triste et nouvelle...

Où suis-je ? Tout mon corps chancelle.

SPINETTE

Dans le palais d'Atar.

ATAR

Calpigi, qu'elle est belle !

ASTASIE

(se levant)

Dans le palais d'Atar ! Ah ! quelle indignité !

ATAR

(s'approche)

D'Atar qui vous adore.

ASTASIE

Et c'est la récompense,

ô mon époux, de ta fidélité !

ATAR

Mes bienfaits laveront cette légère offense.

ASTASIE

Quoi, cruel ! par cet attentat,

vous payez la foi d'un soldat

qui vous a conservé la vie !

Vous lui ravissez Astasie !

(Levant les mains au ciel.)

Grand Dieu ! ton pouvoir infini,

laissera-t-il donc impuni

ce crime atroce d'un parjure,

et la plus odieuse injure !

Ô Brama ! Dieu vengeur !...

(Elle s'évanouit. Des femmes la soutiennent. On l'assied.)

CALPIGI

Quel effrayant transport !

UN ESCLAVE

(accourant)

Le voile de la mort a couvert sa paupière.

ATAR

Quoi ! malheureux ! tu m'annonces sa mort !

Meurs, toi-même.

(Il le poignard. Courant vers Astasie.)

Et vous tous, rendez à la lumière

l'objet de mon funeste amour.

A sa douleur tremblez qu'il ne succombe;

répondez-moi de son retour,

ou je lui fais de tous une horrible hécatombe.

(Revenant à elle apperçoit l'esclave renversè, qu'on enlève.)

ASTASIE

Dieux ! quel spectacle a glacé mes esprits !

ATAR

Je suis heureux, vous êtes ranimée.

Un lâche esclave par ses cris,

m'alarmait sur ma bien-aimée;

de son vil sang la terre est arrosée:

un coup de poignard est le prix

de la frayeur qu'il m'a causée.

ASTASIE

(joignant les maines)

Ô Tarare ! ô Brama ! Brama !

(Elle retombe, on l'assied.)

ATAR

Dans le serrail qu'on la transporte:

que cent eunuques, à sa porte,

attendent les ordres d'Irza.

(Le nom d'Irza signifie: « La plus belle fleur des plus belles fleurs ècloses aux premiers soleils du primtems de l'Orient de l'Asie ». Tant les langues orientales ont d'avantages sur les nôtres. Lisez les Mille et une nuit, et tous le contes arabes.)

C'est le doux nom qu'à ma belle j'impose;

c'est mon Irza, plus fraîche que la rose

que je tenais lorqu'elle m'embrasa.

(Les esclaves noirs portent Astasie dans le serrail; tous la suivent.)

Scène quatrième

Atar, Calpigi, Altamort, Spinette.

CALPIGI

Qui voulez-vous, Seigneur, auprès d'elle qu'on mette ?

ATAR

L'européanne; allez.

CALPIGI

L'intrigante Spinette ?

ATAR

Elle-même.

CALPIGI

En effet, nulle ici ne sait mieux

comment il faut réduire un cœur né scrupuleux.

SPINETTE

Oui, Seigneur, je veux la réduire,

vous livrer son cœur, et l'instruire

du respect, du retour qu'elle doit à vos feux.

(Montrant Calpigi.)

Et... si ce grand succès consterne

le chef... puissant qui nous gouverne,

mon maître apprécîra le zèle de tous deux.

ATAR

Je l'enchaîne à tes pieds, si tu remplis mes vœux.

(Spinette et Calpigi sortent en se menaçant.)

Scène cinquième

Urson, Atar, Altamort, Esclaves.

URSON

Seigneur, c'est ce guerrier, du peuple la merveille...

ATAR

Garde-toi que son nom offense mon oreille !

URSON

Il pleure; autour de lui tout le peuple empressé

dit tout haut, qu'en ses vœux il doit être exaucé

ATAR

Tu dis qu'il pleure, qu'il soupire ?

URSON

Ses traits en sont presque effacés.

ATAR

Urson, qu'il entre; c'est assez.

(à Altamort)

Il est malheureux... Je respire.

Scène sixième

Tarare, Altamort, Atar.

ATAR

Que me veux-tu, brave soldat ?

TARARE

(avec un grande trouble)

Ô mon roi ! prends pitié de mon affreux état.

En pleine paix, un avare corsaire

comble sur moi les horreurs de la guerre.

Tous mes jardins sont ravagés,

mes esclaves sont égorgés,

l'humble toit de mon Astasie

est consumé par l'incendie...

ATAR

Grâce au Ciel, mes serments vont être dégagés !

Soldat qui m'as sauvé la vie,

reçois en pur don ce palais

que dix mille esclaves malais

ont construit d'ivoire et d'ébène:

ce palais, dont l'aspect riant

domine la fertile plaine,

et la vaste mer d'orient.

Là, cent femmes de Circassie,

pleines d'attraits et de pudeur,

attendront l'ordre de ton cœur,

pour t'enivrer des trésors de l'Asie.

Puisse de ton bonheur l'envieux s'irriter !

Puisse l'infame calomnie,

pour te perdre, en vain s'agiter !...

ALTAMORT

(bas)

Mais, seigneur, ta hautesse oublie...

ATAR

(bas)

Je l'élève, Altamort, pour le précipiter.

(haut)

Allez, vizir, que l'on publie...

TARARE

Ô mon roi ! ta bonté doit se faire adorer.

Des maux du sort mon âme est peu saisie;

mais celui de mon cœur ne peut se réparer,

le barbare emmène Astasie.

ATAR

(avec un signe d'intelligence)

Quelle est cette femme, Altamort ?

ALTAMORT

Seigneur, si j'en crois son transport,

quelque esclave jeune et jolie.

TARARE

Une esclave ! une esclave ! excuse, ô roi d'Ormus !

A ce nom odieux tous mes sens sont émus.

Astasie est une déesse.

Dans mon cœur souvent combattu,

sa voix sensible, enchanteresse,

faisait triompher la vertu.

D'une ardeur toujours renaissante,

j'offrais sans cesse à sa beauté,

sans cesse à sa beauté touchante,

l'encens pur de la volupté.

Elle tenait mon âme active

jusque dans le sein du repos:

ah ! faut-il que ma voix plaintive

en vain la demande aux échos ?

ATAR

Quoi ! soldat ! pleurer une femme !

Ton roi ne te reconnaît pas.

Si tu perds l'objet de ta flamme,

tout un serrail t'ouvre ses bras.

Faut-il regretter quelques charmes,

quand on retrouve mille attraits ?

Mais l'honneur qu'on perd dans les larmes,

on ne le retrouve jamais !

TARARE

(suppliant)

Seigneur !

ATAR

Qu'as-tu donc fait de ton mâle courage ?

Toi qu'on voyait rugir dans les combats,

toi qui forças un torrent à la nage,

en transportant ton maître dans tes bras !

Le fer, le feu, le sang et le carnage

n'ont jamais pu t'arracher un soupir;

et l'abandon d'une esclave volage

abat ton âme et la force à gémir !

TARARE

(vivement)

Seigneur, si j'ai sauvé ta vie,

si tu daignes t'en souvenir,

laisse-moi venger Astasie

du traître qui l'osa ravir.

Permets que, déployant ses ailes,

un léger vaisseau de transport

me mène vers ces infidèles,

chercher Astasie ou la mort.

Scène septième

Calpigi, Atar, Altamort, Tarare.

ATAR

Que veux-tu, Calpigi ?

(bas)

Sois inintelligible.

CALPIGI

Mon maître, cette Irza si chère à ton amour...

ATAR

Eh bien ?

CALPIGI

Elle est rendue à la clarté du jour.

TARARE

(exalté)

Atar, ta grande âme est sensible,

la joie a brillé dans tes yeux.

(Un genou en terre.)

Par cette Irza, sultan, sois généreux,

a mes maux deviens accessible.

ATAR

Dis-moi, Tarare, es-tu bien malheureux ?

TARARE

Si je le suis ! ah ! peut-être elle expire !

ATAR

Souhaite devant moi qu'Irza cède à mes vœux:

je fais ce que ton cœur désire.

CALPIGI

(à part)

Grand dieux ! je sers un homme affreux !

TARARE

(se levant, dit avec feu)

Charmante Irza, qu'est-ce donc qui t'arrêtes ?

Le fils des dieux n'est-il pas ta conquête ?

Puisse-t-il trouver dans tes yeux

ce pur feu dont il étincelle !

Rends, Irza, rends mon maître heureux...

(Calpigi lui fait un signe négatif pou qu'il n'achève pas son vœu.)

...si tu le peux sans etre criminelle.

ATAR

Brave Altamort, avant le point du jour,

demain qu'une escadre soit prête

a partir du pied de la tour.

Suis mon soldat, sers son amour

dans les combats, dans la tempête.

(Bas à Altamort.)

S'il revoit jamais ce séjour,

tu m'en répondras sur ta tete.

(à Tarare.)

Et toi, jusqu'à cette conquete,

de tout service envers ton roi,

soldat, je dégage ta foi;

j'en jure par Brama.

TARARE

(la main au sabre)

Je jure en sa présence,

de ne poser ce fer sanglant,

qu'après avoir, du plus lâche brigand,

puni le crime, et vengé mon offense.

ATAR

(à Atamort)

Tu viens d'entendre son serment;

il touche a plus d'une existence:

vole, Altamort, et plus prompt que le vent,

reviens jouir de ma reconnaissance.

CALPIGI

Qui sert mon maître, et le sert prudemment,

peut bien compter sur sa munificence.

ALTAMORT

Noble roi, reçois le serment

de ma plus prompte obéissance.

Commande, Atar, je cours aveuglément

servir l'amour, la haine ou la vengeance.

(Atar le regarde. Calpigi dit d'un ton courtisan.)

CALPIGI

Qui sert mon maître, et le sert prudemment,

peut bien compter sur sa munificence.

(Ils sortent tous.)

Scène huitième

Atar seul.

Vertu farouche et fière,

qui jetait trop d'éclat,

rentre dans la poussière,

faite pour un soldat.

Du crime d'Altamort je vois la mer chargée,

rendre à ton corps sanglant les funèbres honneurs.

Et nous, heureux Atar, de ma belle affligée,

dans la joie et l'amour, nous sécherons les pleurs.

(Il sort.)

Acte deuxième
Scène première

Le thèâtre représente la place publique. Le palais d'Atar est sur le côté; le temple de Brama, dans le fond. Atar sort de son palais avec toute sa suite. Urson sort du temple, suivi d'Arthenée en habits pontificaux.
Urson, Atar.

URSON

Seigneur, le grand-prêtre Arthénée

demande un entretien secret.

ATAR

(à sa suite)

Eloignez-vous... Qu'il vienne. Urson, que nul sujet,

dans cette agréable journée,

d'un seul refus d'Atar n'emporte le regret.

Scène deuxième

Arthénée, Atar. Tout le monde s'eloigne du roi.

ARTHÉNÉE

(s'avance)

Les sauvages d'un autre monde,

menacent d'envahir ces lieux;

au loin déjà la foudre gronde;

ton peuple superstitieux,

pressé comme les flots, inonde

le parvis sacré de nos dieux.

ATAR

De vils brigands une poignée,

sortant d'une terre éloignée,

pourrait-elle envahir ces lieux ?

Pontife, votre âme étonnée...

cependant, parlez, Arthénée,

que dit l'interprète des dieux ?

ARTHÉNÉE

(vivement)

Qu'il faut combattre,

qu'il faut abattre

un ennemi présomptueux:

le sol aride

de la torride

a soif de sang odieux.

Par des mesures

promptes et sûres,

que l'armée ait un commandant,

vaillant, fidèle,

rempli de zèle:

mais sur ce devoir important,

que le caprice

de ta milice

ne règle point le choix d'Atar:

que le murmure,

comme une injure,

soit puni d'un coup de poignard.

ATAR

Apprends-moi donc, ô chef des Brames !

ce qu'Atar doit penser de toi.

Ardent zélateur de la foi

du passage éternel des âmes !

Le plus vil animal est nourri de ta main;

tu craindrais d'en purger la terre !

et cependant, tu brûles, dans la guerre,

de voir couler des flots de sang humain !

ARTHÉNÉE

Ah ! d'une antique absurdité,

laissons à l'indou les chimères.

Brame et Soudan doivent en frères

soutenir leur autorité.

Tant qu'ils s'accordent bien ensemble,

que l'esclave ainsi garrotté,

souffre, obéit, et croit, et tremble,

le pouvoir est en sûreté.

ATAR

Dans ta politique nouvelle,

comment mes intérêts sont-ils unis aux tiens ?

ARTHÉNÉE

Ah ! si ta couronne chancelle,

mon temple, à moi, tombe avec elle.

Atar, ces farouches chrétiens

auront des dieux jaloux des miens:

ainsi qu'au trône, tout partage,

en fait de culte, est un outrage.

Pour les dompter, fais que nos Indiens

pensent que le ciel même a conduit nos mesures:

le nom du chef dont nous serons d'accord,

je l'insinue aux enfants des augures.

Qui veux tu nommer ?

ATAR

Altamort.

ARTHÉNÉE

Mon fils !

ATAR

J'acquitte un grand service.

ARTHÉNÉE

Que devient Tarare ?

ATAR

Il est mort.

ARTHÉNÉE

Il est mort !

ATAR

Oui, demain, j'ordonne qu'il périsse.

ARTHÉNÉE

Juste ciel ! crains, Atar...

ATAR

Quoi craindre ? mes remords ?

ARTHÉNÉE

Crains de payer de ta couronne,

un attentat sur sa personne.

Ses soldats seraient les plus forts.

Si, sur un prétexte frivole,

tu les prives de leur idole,

cette milice, en sa fureur,

peut, oubliant ton rang et ta naissance...

ATAR

J'ai tout prévu; Tarare, dans l'erreur,

court à sa perte en cherchant la vengeance.

Qu'une grande solennité

rassemble ce peuple agité;

de ses cris et de ses murmures

montre-lui le ciel irrité.

Prépare ensuite les augures;

et par d'utiles impostures

consacrons notre autorité.

(Il sort.)

Scène troisième

Arthénée seul.

Ô politique consommée !

Je tiens le secret de l'état;

je fais mon fils chef de l'armée;

a mon temple je rend l'éclat,

aux augures leur renommée.

Pontifes, pontifes adroits !

Remuez le cœur de vos rois.

Quand les rois craignent,

les Brames règnent;

la tiare agrandit ses droits.

Eh ! qui sait si mon fils, un jour maître du monde...

(Il voit arriver Tarare; il rentre dans le temple.)

Scène quatrième

Tarare seul (il rêve).

De quel nouveau malheur suis-je encore menacé ?

Ô Brama ! tire-moi de cette nuit profonde.

Ce matin, quand j'ai prononcé:

qu'à son amour Irza réponde;

un signe effrayant m'a glacé...

De quel nouveau malheur suis-je encore menacé ?

Ô Brama ! tire-moi de cette nuit profonde.

Scène cinquième

Calpigi, Tarare.

CALPIGI

(déguisé, couvert d'une cape, l'ouvre)

Tarare ! connais-moi.

TARARE

Calpigi !

CALPIGI

(vivement)

Mon héros !

Je te dois mon bonheur, ma fortune, ma vie.

Que ne puis-je à mon tour te rendre le repos !

Cette belle et tendre Astasie

que tu vas chercher au hasard

sur le vaste océan d'Asie,

elle est dans le serrail d'Atar,

sous le faux nom d'Irza...

TARARE

Qui l'a ravie ?

CALPIGI

C'est Altamort.

TARARE

Ô lâche perfidie !

CALPIGI

Le golfe où nos plongeurs vont chercher le corail,

baigne les jardins du serrail:

si, dans la nuit, ton courage inflexible

ose de cette route affronter le danger,

de soie une échelle invisible,

tendue à l'angle du verger...

TARARE

Ami généreux, secourable...

CALPIGI

Le temple s'ouvre, adieu.

(Il s'enveloppe et s'enfuit.)

Scène sixième

Tarare seul.

J'irai:

oui, j'oserai:

pour la revoir je franchirai

cette barrière impénétrable.

De ton repaire, affreux vautour !

J'irai l'arracher morte ou vive;

et si je succombe au retour,

ne me plains pas, tyran, quoiqu'il m'arrive:

celui qui te sauva le jour

a bien mérité qu'on l'en prive !

Scène septième

Le fond du thèâtre qui représentait le portail du temple de Brama, se retire, et laisse voir l'interieur du temple, qui se forme jusqu'au-devant du thèâtre.
Arthénée, Les Prêtres de Brama, Elamir et les autres enfants des augures.

ARTHÉNÉE

(aux Prêtres)

Sur un choix important le ciel est consulté.

Vous, préparez l'autel; vous, nos saintes armures;

vous, choisissez parmi les enfants des augures,

celui pour qui Brama s'est plus manifesté,

en le douant d'un cœur plein de simplicité.

UN PRÊTRE

C'est le jeune Elamir. Il vient à vous.

ELAMIR

(accourant)

Mon père !

ARTHÉNÉE

(s'assied)

Approchez-vous, mon fils; un grand jour vous éclaire.

Croyez-vous que Brama vous parle par ma voix,

et qu'il parle à moi seul ?

ELAMIR

Mon père, oui, je le crois.

ARTHÉNÉE

(sévèrement)

Le Ciel choisit par vous un vengeur à l'empire:

ne dites rien, mon fils, que ce qu'il vous inspire.

(d'un ton caressant)

Ah ! s'il vous inspirait de nommer Altamort !

L'état serait vainqueur, il vous devrait son sort !

ELAMIR

(les mains croiséès sur sa poitrine)

Je l'en supplierai tant, mon père,

qu'il me l'inspirera, j'espère.

ARTHÉNÉE

Moi je l'espère aussi: priez-le avec transport.

(Elamir se prosterne.)

Ainsi qu'une abeille,

qu'un beau jour éveille,

de la fleur vermeille

attire le miel;

un enfant fidèle,

quand Brama l'appelle,

s'il prie avec zèle,

obtient tout du ciel.

(Il relève l'enfant.)

Tout le peuple, mon fils, sous nos voûtes arrive.

Avant de nommer son vengeur,

vous le ferez rougir de sa vaine terreur.

Il croit les chrétiens sur la rive;

assurez-le qu'ils sont bien loin;

et du reste, mon fils, Brama prendra soin.

Scène huitième

Atar, Altamort, Tarare, Urson, Arthénée, Elamir, Prètres, Enfants, Visirs, Emirs, Suite, Peuple, Saldats, Esclaves.

Grande marche.

ARTHÉNÉE

(majestueusement)

Prêtres du grand Brama ! roi du Golfe Persique !

Grands de l'empire ! peuple inondant le portique !

La nation, l'armée attend un général.

CHŒUR UNIVERSEL

Pour nous préserver d'un grand mal,

que le choix de Brama s'explique !

ARTHÉNÉE

Vous promettez tous d'obéir

au chef que Brama va choisir ?

CHŒUR UNIVERSEL

Nous le jurons sur cet autel antique.

ARTHÉNÉE

(d'un ton inspiré)

Dieu sublime dans le repos,

magnifique dans la tempête,

soit que ton souffle élève aux cieux les flots,

soit que ton regard les arrête;

permets que le nom d'un héros,

sortant d'une bouche innocente,

devienne cher à ses rivaux;

et porte à l'ennemi le trouble et l'épouvante !

(à Elamir.)

Et vous, enfant, par le ciel inspiré !

nommez, nommez sans crainte un héros préféré

(On élève Elamir sur des pavois.)

ELAMIR

(avec enthusiasme)

Peuple que la terreur égare,

qui vous fait redouter ces sauvages chrétiens ?

L'état manque-t-il de soutiens ?

Comptez, aux pieds du roi, vos défenseurs, Tarare...

CHŒUR

(subit du peuple e des soldats)

Tarare ! Tarare ! Tarare !

Ah ! pour nous Brama se déclare:

l'enfant vient de nommer Tarare.

Tarare ! Tarare ! Tarare !

ALTAMORT

(en colère)

Arrêtez ce fougueux transport !

ARTHÉNÉE

Peuple, c'est une erreur !

(à Elamir)

Mon fils, que dieu vous touche !

ELAMIR

Le ciel m'inspirait Altamort;

Tarare est sorti de ma bouche.

DEUX CORYPHÉES DE SOLDATS

Par l'enfant, Tarare indiqué,

n'est point un hasard sans mystère.

Plus son choix est involontaire,

plus le vœu du ciel est marqué.

Oui, pour nous Brama se déclare;

l'enfant vient de nommer Tarare.

CHŒUR DU PEUPLE ET DES SOLDATS

Tarare ! Tarare ! Tarare !

(On redescend Elamir.)

ATAR

(se lève)

Tarare est retenu par un premier serment:

son grand cœur s'est lié d'avance

a suivre une juste vengeance.

TARARE

(la main sur sa poitrine)

Seigneur, je remplirai le double engagement

de la vengeance et du commandement.

(au peuple)

Qui veut la gloire,

a la victoire

vole avec moi.

TOUS

C'est moi, c'est moi.

TARARE

Sujets, esclaves,

que les plus braves

donnent leur foi.

TOUS

C'est moi, c'est moi.

TARARE

Ni paix, ni trêve,

l'horreur du glaive

fera la loi.

TOUS

C'est moi, c'est moi.

TARARE

Qui veut la gloire,

a la victoire

vole avec moi.

TOUS

C'est moi, c'est moi.

ATAR

(à part)

Je ne puis soutenir la clameur importune;

d'un peuple entier sourd à ma voix.

(Il veut descendre.)

ALTAMORT

(l'arrête)

Ce choix est une injure à tous tes chefs commune;

il attaque nos premiers droits.

L'arrogant soldat de fortune

doit-il aux grands dicter des lois ?

TARARE

(fièrement)

Apprends, fils orgueilleux des prêtres !

qu'élevé parmi les soldats,

Tarare avait, au lieu d'ancêtres,

déjà vaincu dans cent combats;

(avec un grand dédain.)

qu'Altamort enfant, dans la plaine,

poursuivait les fleurs des chardons,

que les zéphyrs, de leur haleine,

font voler au sommet des monts.

ALTAMORT

(la main au sabre)

Sans le respect d'Atar, vil objet de ma haine...

TARARE

(bien dédaigneux)

Du destin de l'état tu prétends décider !

Fougueux adolescent, qui veux nous commander !

pour titre ici n'as-tu que des injures ?

quels ennemis t'a-t-on vu terrasser ?

quels torrents osas-tu passer ?

où son tes exploits, tes blessures ?

ALTAMORT

(en fureur)

Toi, qui de ce haut rang brûles de t'approcher,

apprends que sur mon corps il te faudra marcher.

(Il tire son sabre.)

ARTHÉNÉE

(troublé)

Ô désespoir ! ô frénésie !

Mon fils !...

ALTAMORT

(plus furieux)

A ce brigand j'arracherai la vie.

TARARE

(froidement)

Calme ta fureur, Altamort.

Ce sombre feu, quand il s'allume,

détruit les forces, nous consume:

le guerrier, en colère, est mort.

(Il tire son sabre)

ARTHÉNÉE

(s'écrie)

Le temple de nos dieux est-il donc une arène ?

ATAR

(se lève)

Arrêtez.

TARARE

J'obéis...

(à Altamort, lui prenent la main.)

Toi, ce soir, à la plaine.

(à Calpigi, à part, pendant qu'Atar descend de son trône)

Et toi, fidèle ami, sans fanal et sans bruit,

au verger du serrail attends-moi cette nuit.

Atar lui remet le bâton de commandement, au bruit d'une fanfare.

Grande Marche pour sortir.

CHŒUR GÉNÉRAL

(sur le chant de la marche)

Brama ! si la vertu t'es chère,

si la voix du peuple est ta voix,

par des succès soutiens le choix

que le peuple entier vient de faire !

Que sur tes pas

tous nos soldats

marchent d'une audace plus fière !

Que l'ennemi, triste, abattu,

par son aspect déjà vaincu,

sous nos coups morde la poussière !

Acte troisième
Scène première

Le thèâtre représente les jardins du serrail; l'appartament d'Irza est aà droite; à gauche, et sur le devant, est un grand sopha sous un dais supérbe, au milieu d'un parterre illuminé. Il est nuit.
Calpigi, entre d'un coté; Atar, Urson entrent de l'autre; Jardiniers ou Bostangis qui allument.

CALPIGI

(sans voir Atar)

Les jardins éclairés ! des bostangis ! pourquoi ?

Quel autre ose au serrail donner des ordres ?...

ATAR

(lui frappant sur l'époule)

Moi.

CALPIGI

(troublé)

Seigneur... puis-je savoir ?...

ATAR

Ma fête à ce que j'aime ?

CALPIGI

Est fixée à demain; seigneur, c'est votre loi.

ATAR

(brusquement)

Moi, je la veux à l'instant même.

CALPIGI

Tous mes acteurs sont dispersés.

ATAR

(plus brusquement)

Du bruit autour d'Irza; qu'on danse, est c'est assez.

CALPIGI

(à part, avec douleur)

Ô l'affreux contre-temps ! De cet ordre bizarre,

il n'est aucun moyen de prévenir Tarare !

ATAR

(l'examinant)

Quel est donc ce murmure inquiet et profond ?

CALPIGI

(affecte un air gai)

Je dis... qu'on croira voir ces spectacles de France,

où tout va bien, pourvu qu'on danse.

ATAR

(en colère)

Vil chrétien ! obéis; ou ta tête en répond.

CALPIGI

(à part, en s'en allant)

Tyran féroce !

(Les bostangis se retirent.)

Scène deuxième

Atar, Urson.

ATAR

Avant que ma fête commence,

Urson, conte-moi promptement

le détail et l'événement

de leur combat à toute outrance.

URSON

Tarare seul arrive au rendez-vous:

par quelques passes dans la plaine,

il met son cheval en haleine,

et vient converser avec nous.

Sa contenance est noble et fière.

Un long nuage de poussière

s'avance du côté du nord;

on croit voir une armée entière.

C'est l'impétueux Altamort.

D'esclaves armés un grand nombre,

au galop à peine le suit.

Son aspect est farouche et sombre,

comme les spectres de la nuit.

D'un œil ardent mesurant l'adversaire;

du vaincu décidons le sort.

« Ma loi », dit Tarare, « est la mort ».

L'un sur l'autre à l'instant fond comme le tonnerre.

Altamort pare le premier.

Un coup affreux de cimeterre

fait voler au loin son cimier.

L'acier étincelle,

le casque est brisé,

un noir sang ruisselle.

Dieux ! je suis blessé.

Plus furieux que la tempête,

a plomb sur la tête,

le coup est rendu,

Tarare

pare...

et tient en l'air le trépas suspendu.

ATAR

Je vois qu'Altamort est perdu.

URSON

Aveuglé par le sang, il s'agite, il chancelle.

Tarare, courbé sur sa selle,

pique en avant. Son fier coursier,

sentant l'aiguillon qui le perce,

s'élance, et du poitrail renverse

et le cheval et le guerrier.

Tarare à l'instant saute à terre,

court à l'ennemi terrassé.

Chacun frémi, le cœur glacé

du terrible droit de la guerre...

Ô d'un noble ennemi saint et sublime effort !

ATAR

(en colère)

Achève donc.

URSON

Ne crains rien, superbe Altamort:

entre nous la guerre est finie.

Si le droit de donner la mort

est celui d'accorder la vie,

je te la laisse de grand cœur.

Pleure long-temps ta perfidie.

ATAR

Sa perfidie ?

URSON

Il s'en éloigne avec douleur

ATAR

Il est instruit.

URSON

Inutile et vaine faveur !

Celui dont les armes trop sures,

ne firent jamais deux blessures,

a peine, hélas ! se retirait,

que son adversaire expirait.

ATAR

Par-tout il a donc l'avantage !

Ah ! mon cœur en frémit de rage !

Quand, par le combat, Altamort

voulut hier régler leur sort,

Urson, je sentais bien d'avance,

qu'il allait de sa mort

payer cette imprudence.

Sans les clameurs d'un père épouvanté,

le temple était ensanglanté;

mais son pouvoir força le nôtre

d'arrêter un crime opportun,

qui m'offrait, dans le mort de l'un,

un prétexte pour perdre l'autre.

(Il voit entrer les esclaves.)

Tout le serrail ici porte ses pas.

Retire-toi; que cette affreuse image,

se dissipant comme un nuage,

fasse place aux plaisirs, et ne les trouble pas.

(Urson sort.)

Scène troisième

Atar, Astasie en habit de sultane, soutenue par des esclaves, son mouchoir sur les yeux; Spinette, Calpigi, Eunuques, Esclaves de deux sexes.

(Atar fait asseoir Astasie sur le grand sopha, près de lui, et dit au chef des eunuques:)

ATAR

Calpigi, quel spectacle ai-je pour ma sultane ?

CALPIGI

C'est une fête européane.

Ainsi, quand l'un des rois de ces puissants etats,

ordonne qu'on amuse une reine adorée;

des jeux brillants, des mœurs de vos climats,

sa noble fête à l'instant est parée.

(à part)

Tarare n'est point prévenu;

s'il arrivait, il est perdu.

Scène quatrième

Les acteurs précédents, Bergèrs européans de cour, vêtus galemment en habits de taffetas, avec des plumes, ainsi que leurs bergères, ayant des houlettes dorées.
Paysans grossiers, vêtus à l'européane, ainsi que leurs paysannes, mais très-simplement, tenant des instruments aratoires. Marche, dont le dessus léger peint de la caratère des bergers de cour qui la dansent, et dont la basse peint la lourde gaîté des paysans qui la sautent.

Marche.

CHŒUR D'EUROPÉANS

Peuple léger mais généreux,

nous blâmons les mœurs de l'Asie:

jamais, dans nos climats heureux,

la beauté ne tremble asservie.

Chez nos maris, presqu'à leurs yeux,

un galant en fait son amie;

la prend, la rend, rit avec eux,

et porte ailleurs sa douce envie.

Deux jeunes seugneur et dame de la cour commencent une dance assez vive; deux jeunes berger et bergère de la campagne, commencent en même temps un pas assaiz simple. Leur danse est interrompue par une bergère coquette et une bergère sensible.

SPINETTE

(en Bergère coquette, aux danseurs)

Galants qui courtisez les belles,

sachez brusquer un doux moment.

UNE BERGÈRE

(sensible)

Amants qui soupirez pour elles,

espérez tout du sentiment.

(coquette)

Toute occasion non saisie,

s'échappe et se perd sans retour.

(sensible)

Sans retour pour la fantaisie;

mais elle renaît pour l'amour.

Le pas des quatre danseurs reprend et s'achève.

De vieux seigneurs dansent vivement devant des bergères modestes, en leur présentant des bouquets; des jeunes gens fatigués, appuyés sur leur houlettes, se meuvent à peine devant de vieilles coquettes qui dansent à perdre haleine. Atar se lève, et erre parmi les danseurs.

SPINETTE

(en bergère de cour)

Dans nos vergers délicieux,

le mal, le mieux,

tout se balance;

et si nos jeunes gens sont vieux,

tous nos vieillards sont dans l'enfance.

UN PAYSAN

(grossier)

Chez nous point d'imposture;

enfants de la nature,

nos tendres soins

sont pour les foins,

et notre amour pour la pâture.

(On danse.)

SPINETTE

(en bergère de cour)

Quand l'époux devient indolent,

contre un galant

l'amour l'échange;

et de ses volages désirs,

par des plaisirs,

l'hymen se venge.

UN PAYSAN

(grossier)

Chez nous, jamais légère,

l'active ménagère,

pour favori

n'a qu'un mari;

mais de ses fils chacun est père.

(On danse.)

SPINETTE

Chez nous, sans bruit

on se détruit;

on brigue, on nuit;

mais sans scandale.

UN PAYSAN

(grossier, achevant le couplet)

Ma foi, chez nous, tout ce qu'autrui

te fait, fais-lui;

c'est la morale.

(On danse.)

ASTASIE

(pendant la danse)

Ô mon Tarare, ô mon époux !

dans quel désespoir êtes-vous !

CHŒUR D'EUROPÉANS

Aux travaux mêlons la gaîté;

tout mal guérit par ses contraires.

Nos loix ont de l'austérité;

mais nos mœurs sont douces, légères.

Si le dur hymen est chez nous

bien absolu, bien dispotique;

l'amour en secret fait de tous

une charmante république.

(On danse.)

ASTASIE

(les bras élevés pendant la danse)

Grands dieux ! que la mort d'Astasie

l'arrache au tyran de l'Asie !

(La danse continue.)

ATAR

(revient à Astasie, et dit à tout le serrail)

Saluez tous la belle Irza.

Je la couronne; elle est sultane.

(Il lui attache au front un diadéme de diamants.)

CHŒUR UNIVERSEL

Saluons tous la belle Irza.

Qu'amour, du fond d'une cabane,

au trône d'Ormus éleva.

Du grand Atar elle est sultane.

(On danse.)

ASTASIE

(pendant la danse)

Ô mon Tarare, ô mon époux !

dans quel désespoir êtes-vous !

(Spinette la masque de sa personne pour que l'empereur ne la voie pas.)

Ballet général, ou les deux genres de danse se mêlent sans se confondre.

Le ballet fini, des esclaves apportent des vases de sorbet, des liqueurs et des fruits devant Atar et la sultane. Spinette reste auprès de sa maîtresse, prête à la servir.

ATAR

(avec joie)

Calpigi, ta fête est charmante !

ton esprit fertile m'enchante:

j'aime un talent vainqueur à qui tout obéit.

Apprends-nous quel hasard dans Ormus t'a conduit ?

Mais pour amuser mon amante,

anime ton récit d'une gaîté piquante.

CALPIGI

J'y veux mêler un nom qui nous rendra la nuit.

(Il prend une mandoline, et chante sur le tone de la barcarola.)

(La danse figurée cesse; tous les danseurs et danseuses se prennent par la main pour danser le refrein da sa chanson.)

1er couplet

Je suis natif de Ferrare;

là, par les soins d'un père avare,

mon chant s'étant fort embelli;

ahi ! povero Calpigi !

Je passai du conservatoire,

premier chanteur à l'oratoire

du souverain di Napoli:

ah ! bravo, caro Calpigi !

(Le chœur répète le dernier vers. On danse la ritournelle.)

(À la fin de chaque couplet, Calpigi se retourne, et regarde avec inquiétude du côté par où il craint que Tarare n'arrive.)

2me couplet

La plus célèbre cantatrice,

de moi fit bientôt par caprice,

un simulacre de mari.

Ahi ! povero Calpigi !

Mes fureurs, ni mes jalousies,

n'arrêtant point ses fantaisies,

j'étais chez moi comme un zéro:

ahi ! Calpigi povero !

(Le chœur répète le dernier vers. On danse la ritournelle.)

3me couplet

Je résolus, pour m'en défaire,

de la vendre à certain corsaire,

exprès passé de Tripoli:

ah ! bravo, caro Calpigi !

Le jour venu, mon traître d'homme,

au lieu de me compter la somme,

m'enchaîne au pied de leur châlit,

ahi ! povero Calpigi !

4me couplet

Le forban en fit sa maîtresse;

de moi, l'argus de sa sagesse;

et j'étais là tout comme ici:

ahi ! povero Calpigi !

(Spinette, en cet endroit, fait un grand éclat de rire.)

ATAR

Qu'avez-vous à rire, Spinette ?

CALPIGI

Vous voyez ma fausse coquette.

ATAR

Dit-il vrai ?

SPINETTE

Signor, è vero.

CALPIGI

(acheve l'air)

Ahi ! Calpigi povero !

(Le chœur répète le dernier vers. On danse la ritournelle.)

(Ici l'on voit dans le fond Tarare descendre par une échelle de soie; Calpigi l'apperçoit.)

(à part)

C'est Tarare !

5me couplet, plus vite

Bientôt à travers la Libye,

l'Egypte, l'Isthme et l'Arabie,

il allait nous vendre au Sophi:

ahi ! povero Calpigi !

Nous sommes pris, dit le barbare.

Qui nous prenait ? Ce fut Tarare...

ASTASIE

(fesant un cri)

Tarare !

TOUT LE SERRAIL

(s'écrie)

Tarare !

ATAR

(furieux)

Tarare !

(Il renverse la table d'un coup de pied.)

(Astasie se lève troublée. Spinette la soutient. Au bruit qui se fait, Tarare, à moitié descendu, se jette en bas dans l'obscurité.)

SPINETTE

(à Astasie)

Dieux ! que ce nom l'a courroucé !

ATAR

Que la mort, que l'enfer s'empare

du traïtre qui l'a prononcé !

(Il tire son poignard; tout le monde s'en fuit.)

SPINETTE

(soutenant Astasie)

Elle expire !

Atar rappellé à lui par ce cri, laisse aller Calpigi et les autres esclaves, et revient vers Astasie, que des femmes emportent chez elle. Atar y entre, en jettant à la porte sa simarre et ses brodequins, à la manière des orientaux.

Scène cinquième

Le thèâtre est très-obscur.
Calpigi, Tarare, un poignard à la main, prêt à frapper Calpigi qu'il entraîne.

CALPIGI

(s'écrie)

Ô Tarare !

TARARE

(avec un grand trouble)

Ô fureur que j'abhorre !

Mon ami... s'il n'eût pas parlé,

de ma main était immolé !

CALPIGI

Tu le devais, Tarare ! il le faudrait encore,

si quelque esclave curieux...

TARARE

(troublé)

Mille cris de mon nom font retentir ces lieux !

Je me crois découvert, et que la jalousie...

mourir sans la revoir, et si près d'Astasie !...

CALPIGI

O mon héros ! tes vêtements mouillés,

d'algues impures et de limon souillés !...

Un grand péril a menacé ta vie !

TARARE

Au sein de la profonde mer,

seul dans une barque fragile,

aucun soufle n'agitant l'air,

je sillonnais l'onde tranquille.

Des avirons le monotone bruit,

au loin distingué dans la nuit,

soudain a fait sonner l'alarme;

j'avais ce poignard pour toute arme.

Deux cents rameurs partent du même lieu:

on m'enveloppe, on se croise, on rappelle,

j'étais pris !... D'un grand coup d'épieu,

je m'abîme avec ma nacelle,

et, me frayant sous les vaisseaux,

une route nouvelle et sure;

j'arrive à terre entre les eaux,

dérobé par la nuit obscure.

J'entend la cloche du béfroi.

L'appel bruyant de la trompette,

que le fond du golphe répète,

augmente le trouble et l'effroi.

On court, on crie aux sentinelles,

arrête ! arrête: on fond sur moi:

mais, s'ils couraient, j'avais des ailes.

J'atteins le mur comme un éclair:

on cherche au pié; j'étais dans l'air,

sur l'échelle souple et tendue,

que ton zèle avait suspendue.

Je suis sauvé, grâce à ton cœur;

et pour payer tant de faveur,

ô douleur ! ô crime exécrable !

trompé par une aveugle erreur,

j'allais, d'une main misérable,

assassiner son bienfaiteur !

Pardonne, ami, ce crime involontaire.

CALPIGI

Ô mon héros ! que me dois-tu ?

Sans force, hélas ! sans caractère,

le faible Calpigi, de tous les vents battu,

serait moins que rien sur la terre,

s'il n'était pas épris de ta mâle vertu !

Ne perdons point un instant salutaire:

au serrail, la tranquillité

renaît avec l'obscurité.

(Il prend un paquet dans une touffe d'arbres.)

Sous cet habit d'un noir esclave,

cachons des guerriers le plus brave.

D'homme éloquent, deviens un vil muet.

(Il l'habille en muet.)

Que mon héros, sur-tout, jamais n'oublie

que sous ce masque, un mot est un forfait;

(Il lui met un masque noir.)

et qu'en ce lieu de jalousie,

le moindre est payé de la vie.

(Ils s'avancent vers l'appartement d'Astasie. L'arrête et recule.)

N'avançons pas ! j'apperçois la simarre,

les brodequins de l'empereur.

TARARE

(égaré, criant)

Atar chez elle ! Ah ! malheureux Tarare !

Rien ne retiendra ma fureur:

Brama ! Brama !

CALPIGI

(lui fermant la bouche)

Renferme donc ta peine !

TARARE

(criant plus fort)

Brama ! Brama !

CALPIGI

Notre mort et certaine.

Scène sixième

Atar sort de chez Astasie. Tarare, Calpigi.

CALPIGI

(crie, effrayé)

On vient; c'est le sultan.

(Tarare tombe la face contre terre.)

ATAR

(d'un ton terrible)

Quel insolent ici ?...

CALPIGI

(troublé)

Un insolent !... C'est Calpigi !

ATAR

D'où vient cette voix déplorable ?

CALPIGI

(troublé)

Seigneur, c'est... c'est ce misérable.

Croyant entendre quelque bruit,

nous faisions la ronde de nuit.

D'une soudaine frénésie

cette brute à l'instant saisie...

Peut-être a-t-il perdu l'esprit !

Mais il pleure, il crie, il s'agite,

parle, parle, parle si vite,

qu'on n'entend rien de ce qu'il dit.

ATAR

(d'un ton terrible)

Il parle, ce muet ?

CALPIGI

(plus troublé)

Que dis-je !

Parler serait un beau prodige !

D'affreux sons inarticulés...

(Atar lui prend les bras. Tarare est sans mouvement, prosterné.)

ATAR

O bizarre sort de ton maître !

Tu maudis quelquefois ton être...

je venais, les sens agités,

l'honorer de quelques bontés,

soupirer d'amour auprès d'elle.

A peine étais-je à ses côtés,

elle s'échappe, la rebelle !

Je l'arrête et saisis sa main:

tu n'as vu chez nulle mortelle

l'exemple d'un pareil dédain !

« Farouche Atar ! quelle est donc ton envie ?

« Avant de me ravir l'honneur,

« il faudra m'arracher la vie... »

Ses yeux pétillaient de fureur.

Farouche Atar !... son honneur !... la sauvage,

appelant la mort à grands cris...

Atar, enfin, a connu le mépris.

(Il tire son poignard.)

Vingt fois j'ai voulu, dans ma rage,

épargner moi-même à son bras...

allons, Calpigi, suis mes pas.

CALPIGI

(lui présente sa simarre)

Seigneur, prenez votre simarre.

ATAR

Rattache avant, mon brodequin,

sur le corps de cet africain...

(Il met son pied sur le corps de Tarare.)

Je sens que la fureur m'égare !...

(Il regarde Tarare.)

Malheureux nègre, abject et nu,

au lieu d'un reptile inconnu,

que du néant rien ne sépare,

que n'es-tu l'odieux Tarare !

Avec quel plaisir, de ce flanc,

ma main épuiserait le sang !...

Si l'insolent pouvait jamais connaître

quels dédains il vaut à son maître !...

Et c'est pour cet indigne objet;

c'est pour lui seul qu'elle me brave !...

Calpigi, je forme un projet:

coupons la tête à cet esclave;

défigure-la tout-à-fait;

porte-la de ma part toi-même.

Dis-lui qu'en mes transports jaloux,

surprenant ici son époux...

(Il tire le sabre de Calpigi.)

CALPIGI

(l'arréte et l'eloigne de son ami)

De cet horrible stratagème,

ah ! mon maître, qu'espérez-vous ?

Quand elle pourrait s'y méprendre,

en deviendrait-elle plus tendre ?

En l'inquiétant sur ses jours,

vous la ramènerez toujours.

ATAR

(furieux)

La ramener !... j'adopte une autre idée.

Elle me croit l'âme enchantée:

montrons-lui bien le peu de cas

que je fais de ses vains appas.

Cette orgueilleuse a dédaigné son maître !

Ô le plus charmant des projet !

Je punis l'audace d'un traître

qui m'enleva le cœur de mes sujets;

et j'avilis la superbe à jamais.

Calpigi ?...

CALPIGI

(troublé)

Quoi ! Seigneur !

ATAR

Jure-moi sur ton âme,

d'obéir.

CALPIGI

(plus troublé)

Oui, seigneur.

ATAR

Point de zèle indiscret;

tout à l'heure.

CALPIGI

(presqu'égaré)

A l'instant.

ATAR

Prends-mois ce vil muet;

conduis-le chez elle en secret;

apprends-lui que ma tendre flamme

la donne à ce monstre pour femme.

Dis-lui bien que j'ai fait serment

qu'elle n'aura jamais d'autre époux, d'autre amant.

Je veux que l'hymen s'accomplisse;

et si l'orgueilleuse prétend

s'y dérober, prompte justice.

Qu'à son lit à l'instant conduit,

avec elle il passe la nuit;

et qu'à tous les yeux exposée,

demain, de mon serrail elle soit la risée !

A présent, Calpigi, de moi je suis content.

Toi, par tes signes, fais que cette brute apprenne

le sort fortuné qui l'attend.

CALPIGI

(tranquilisé)

Ah ! seigneur, ce n'est pas la peine;

s'il ne parle pas, il entend.

ATAR

Accompagne ton maître à la garde prochaine.

(Il se retourne pour sortir.)

CALPIGI

(en se baissant pour ramasser la simarre de l'empereur, dit tout bas à Tarare)

Qeul heureux dénoûment !

(Il suit Atar.)

TARARE

(se relève à genoux)

Mais quelle horrible scène !

(Il relève son masque, qui tombe à terre loin de lui.)

Ah ! respirons.

(Atar revient à l'appartament d'Astasie, d'un air menaçant, et dit avec une joie féroce.)

ATAR

Je pense au plaisir que j'aurai,

superbe ! quand je te verrai

au sort d'un vieux nègre liée,

et par cent cris humiliée !

(Il imite le chant trivial des esclaves.)

Saluons tous la fière Irza,

qui, regrettant une cabane,

aux vœux d'un roi se refusa:

d'un vil muet elle est sultane.

Hein ? Calpigi ?

CALPIGI

Ah ! quel plaisir mon maître aura !

ATAR

Hein ! Calpigi ?

CALPIGI

Quand le serrail retentira...

ATAR, CALPIGI

Saluons tous la fière Irza,

qui, regrettant une cabane,

aux vœux d'un roi se refusa:

d'un vil muet elle est sultane.

(Le même jeu de scène continue; il sortent.)

Scène septième

Tarare seul, levant les mains au ciel.

Dieu tout-puissant ! tu ne trompas jamais

l'infortuné qui croit à tes bienfaits.

(Il remet son masque, et suit de loin l'empereur.)

Acte quatrième
Scène première

Le thèâtre représente l'intérieur de l'appartament d'Astasie. C'est un sallon superbe, garni de sophas et autres meubles orientaux.
Astasie, Spinette.

(Astasie entre, en grand désordre.)

ASTASIE

Spinette, comment fuir de cette horrible enceinte ?

SPINETTE

Calmez le désespoir dont votre âme est atteinte.

ASTASIE

(égarée, les bras élevés)

Ô mort ! termine mes douleurs;

le crime se prépare.

Arrache au plus grand des malheurs,

l'épouse de Tarare.

Il semblait que je pressentais

leur entreprise infâme !

Quand il partit, je répétais,

hélas ! l'effroi dans l'âme !

Cruel ! pour qui j'ai tant souffert,

c'est trop que ton absence

laisse Astasie en un désert,

sans joie et sans défense !

L'imprudent n'a pas écouté

sa compagne éplorée:

aux mains d'un brigand détesté

des brigands l'ont livrée,

ô mort ! termine mes douleurs:

le crime se prépare.

Arrache au plus grand des malheurs,

l'épouse de Tarare.

SPINETTE

Un grand roi vous invite à faire son bonheur.

L'amour met à vos pieds le maître de la terre.

Que de beautés ici brigueraient cet honneur !

Loin de s'en alarmer, on peut en être fière.

ASTASIE

(pleurant)

Ah ! vous n'avez pas eu Tarare pour amant !

SPINETTE

Je ne le connais point; j'aime sa renommée;

mais, pour lui, comme vous, si j'étais enflammée,

avec le dur Atar je feindrais un moment;

et j'instruirais mon époux au moins de ma souffrance.

ASTASIE

A la plus légère espérance

le cœur de malheureux s'ouvre facilement.

J'aime ton noble attachement:

hé bien ! fais-lui savoir qu'en cette enceinte horrible...

SPINETTE

Cachez vos pleurs, s'il est possible.

Des secrets plaisirs du sultan

je vois le ministre insolent.

(Astasie essuie ses yeux, et se remet de son mieux.)

Scène deuxième

Calpigi, Spinette, Astasie.

CALPIGI

(d'un ton dur)

Belle Irza, l'empereur ordonne

qu'en ce moment vous receviez la foi

d'un nouvel époux qu'il vous donne.

ASTASIE

Un époux ! un époux à moi ?

SPINETTE

(le contrefait)

Commandant d'un corps ridicule !

Abrège-nous ton grave préambule.

Ce nouvel époux, quel est-il ?

CALPIGI

C'est du serrail le muet le plus vil.

ASTASIE

Un muet !

SPINETTE

Un muet !

ASTASIE

J'expire.

CALPIGI

L'ordre est que chacun se retire.

SPINETTE

Moi ?

CALPIGI

Vous.

SPINETTE

Moi ?

CALPIGI

Vous; vous, Spinette; il y va des jours

de qui troublerait leurs amours.

ASTASIE

O juste ciel !

SPINETTE

(raillant)

Dis à ton maître

que le grand-prêtre

sera sans doute assez surpris,

qu'à la pluralité des femmes,

on ose ajouter, chez les Brames,

la pluralité des maris.

CALPIGI

(ironiquement)

Votre conseil au roi paraîtra d'un grand prix.

J'en ferai votre cour.

SPINETTE

(du même ton)

Vous l'oublierez peut-être ?

CALPIGI

Non.

SPINETTE

Vous le rendrez mieux, l'ayant deux fois appris.

(elle répete:)

Dis à ton maître,

que le grand-prêtre

sera sans doute assez surpris,

qu'à la pluralité des femmes,

on ose ajouter, chez les Brames,

la pluralité des maris.

(Calpigi sort.)

Scène troisième

Astasie, Spinette.

ASTASIE

(au désespoir)

Ô ma compagne ! ô mon amie !

Sauve-moi de cette infamie.

SPINETTE

Hé ! comment vous prouver ma foi ?

ASTASIE

Prends mes diamants, ma parure:

je te les donne, ils sont à toi.

(Elle le détache.)

Ah ! dans cette horrible aventure,

sois Irza, représente-moi;

tu le réprimeras sans peine.

SPINETTE

Si c'est Calpigi qui l'amène,

madame, il me reconnaîtra.

ASTASIE

(ôte son manteau royal)

Ce long manteau te couvrira.

Souviens-toi de Tarare, et nomme-le sans cesse;

son nom seul te garantira.

SPINETTE

(pendant qu'on l'habille)

Je partage votre détresse.

Hélas ! que ne ferais-je pas,

pour sauver d'un dangereux pas,

mon incomparable maîtresse !

(Astasie sort.)

Scène quatrième

Spinette seule.

Spinette, allons, point de faiblesse !

Le roi dans peu te sera gré,

d'avoir adroitement paré

le coup qu'il porte à sa maîtresse.

(Elle s'assied sur un sopha.)

Surcroît d'honneur et de richesse !

Scène cinquième

Calpigi, Tarare en muet, Spinette assise, voilée, son mouchoir sur les yeux.

CALPIGI

(à Tarare d'un ton sévère)

Cette femme est à toi, muet !

(Il sort.)

Scène sixième

Tarare, Spinette.

SPINETTE

(à part, voilée)

Comme il est laid !...

Cependant il n'est point mal fait.

(Tarare se met à genoux à six pas d'elle.)

Il se prosterne ! il n'a point l'air farouche

des autres monstres de ces lieux.

Muet, votre aspect me touche;

je lis votre amour dans vos yeux:

un tendre aveu de votre bouche,

ne pourrait me l'exprimer mieux.

TARARE

(à part, se relevant)

Grand dieux ! ce n'est point Astasie,

et mon cœur allait s'exhaler !

De m'être abstenu de parler,

ô Brama ! je te remercie.

SPINETTE

(à part)

On croirait qu'il se parle bas.

Chaque animal a son langage.

(Elle se dévoile; Tarare la regarde.)

De loin, je le veux bien, contemplez mes appas.

Je voudrais pouvoir davantage;

mais un monarque, un calife, un sultan,

le plus parfait, comme le plus puissant,

ne peut rien sur mon cœur, il est tout à Tarare.

TARARE

(s'ecrie)

A Tarare !...

SPINETTE

Il me parle !

TARARE

Ô transport qui m'égare !

etonnement trop indiscret !

SPINETTE

Un mot a trahi ton secret !

Tu n'es pas muet ? téméraire !

(Elle lui enléve son masque.)

TARARE

(à ses pieds)

Madame, hélas ! calmez une juste colère !

SPINETTE

(d'un ton plus doux)

Imprudent ! quel espoir a pu te faire oser...

TARARE

(timidement)

Ah ! c'est en m'accusant, que je dois m'excuser.

Etranger dans Ormus, hier on me vint dire

que le maître de cet empire

donnait à son amante une fête au serrail...

J'ai cru, sous ce vile attirail...

SPINETTE

(légèrement)

Ami, ton courage m'éclaire.

Si Tarare aimait à me plaire,

il eût tout bravé comme toi.

J'oublierai qu'il obtint ma foi:

c'en est fait, mon cœur te préfère;

tu seras Tarare pour moi.

TARARE

(troublé)

Quoi ! Tarare obtint votre foi !

SPINETTE

C'en est fait, mon cœur te préfère.

TARARE

C'est moi que votre cœur préfère ?

SPINETTE

Tu seras Tarare pour moi.

TARARE

Est-ce un songe ! ô Brama, veillé-je ?

tout ce que j'entends me confond.

Atar, toi que la haine assiège,

m'as-tu conduit de piège en piège

dans un abîme aussi profond !

SPINETTE

Ce n'est point un piège; non, non:

de son pardon

je te répond.

(Elle voit entrer des soldats.)

Ciel ! on vient l'arrêter !

TARARE

Tout espoir m'abandonne.

(Elle se voile, et rentre précipitament.)

Scène septième

Tarare démasqué, Urson, Soldats armés de massues, Calpigi, Eunuques entrent de l'autre côté.

URSON

Marchez, soldats,

doublez le pas.

CALPIGI

Quoi ! des soldats !

n'avancez pas.

URSON

(aux soldats)

Suivez l'ordre que je vous donne.

CALPIGI

(aux eunuques)

Ne laissez avancer personne.

CHŒUR DE SOLDATS

Doublons le pas.

CHŒUR D'EUNUQUES

N'avancez pas.

Pour tous cette enceinte est sacrée.

CHŒUR DE SOLDATS

Notre ordre est d'en forcer l'entrée.

CALPIGI

Urson, expliquez-vous.

URSON

Le sultan agité,

sur l'effet d'un courroux qu'il a trop écouté,

veut que l'affreux muet soit massolé, jeté

dans la mer, et pour sépulture,

y serve aux monstres de pâture.

CALPIGI

Le voici: de sa mort, Urson, je prend le soin.

Les jardins du serrail sont commis à ma garde;

mes eunuques sont prêts.

URSON

Pour que rien ne retarde,

son ordre est que j'en sois témoin.

Marchez soldats, qu'on s'en empare.

(Les soldats lèvent la massue.)

CALPIGI

Ce n'est point un muet.

URSON

Quel qu'il soit.

CALPIGI

(crie)

C'est Tarare.

URSON

Tarare !...

(Les Soldats et les Eunuques reculent par respect.)

CHŒUR DE SOLDATS ET D'EUNUQUES

Tarare ! Tarare !

CALPIGI

Un tel coupable, Urson, devient trop important,

pour qu'on l'ose frapper sans l'ordre du sultan.

(A Tarare, à part.)

En suspendant leurs coups, je te sauve peut-être.

URSON

(avec douleur)

Tarare infortuné ! qui peut le désarmer ?

Nos larmes contre toi vont encore l'animer !

CHŒUR

Tarare infortuné ! qui peut le désarmer ?

Nos larmes, contre toi, vont encore l'animer !

TARARE

Ne plaignez point mon sort, respectez votre maître;

puissiez-vous un jour l'estimer !

(On emmene Tarare.)

URSON

(bas à Calpigi)

Calpigi, songe à toi; la foudre est sur deux têtes.

(Il sort.)

Scène huitième

Calpigi seul, d'un ton décidé.

CALPIGI

Sur deux têtes la foudre, et l'on m'ose nommer !

Elle en menace trois, Atar, et ces tempêtes,

que ta haine alluma, pourront te consumer.

Vas ! l'abus du pouvoir suprême,

finit toujours par l'ébranler:

le méchant, qui fait tout trembler,

est bien près de trembler lui-même.

Cette nuit, despote inhumain,

Tarare excitait ta furie;

ta haine menaçait sa vie,

quand la tienne était dans sa main !

Vas ! l'abus du pouvoir suprême

finit toujours par l'ébranler:

le méchant qui fait tout trembler

est bien près de trembler lui-même.

(Il sort.)

Acte cinquième
Scène première

Le thèâtre représente une cour intérieur du palais d'Atar. Au milieu est un bûcher; au pied du bûcher, un billot, des chaînes, des haches, des massues, et autres instruments d'un supplice.
Atar, Eunuques, Suite.

(Atar examine avec avidité le bûcher et tous les apprêts du supplice de Tarare.)

ATAR

Fantôme vain ! idole populaire,

dont le nom seul excitait ma colère,

Tarare !... enfin tu mourras cette fois !

Ah ! pour Atar, quelle bien céleste,

d'immoler l'objet qu'il déteste,

avec le fer souple des loix !

ATAR

(aux Eunuques)

Trouve-t-on Calpigi ?

UN EUNUQUE

Seigneur, on suit sa trace.

ATAR

A qui l'arrêtera, je donnerai sa place.

(Les Eunuques sortent en courant.)

Scène deuxième

Atar, Arthénée.
Deux files des prêtres le suivent; l'une en blanc, dont le premier prêtre porte un drapeau blanc, où sont écrits, en lettres d'or, ces mots: la vie.
L'autre file de prêtres est en noir, couverte de crêpes, dont le premier prêtre porte un drapeau noir, où sont écrits ces mots, en lettres d'argent: la mort

ARTHÉNÉE

(s'avance, bien sombre)

Que veux-tu, roi d'Ormus ? et quel nouveau malheur

te force d'arracher un père à sa douleur ?

ATAR

Ah ! si l'espoir d'une prompte vengeance

peut l'adoucir, reçois-en l'assurance.

Dans mon serrail on a surpris

l'affreux meurtrier de ton fils.

Je tiens la victime enchaînée,

et veux que par toi-même elle soit condamnée.

Dis un mot, le trépas l'attend.

ARTHÉNÉE

Atar, c'était en l'arrêtant...

sans avoir l'air de la connaître,

il fallait poignarder le traître:

je tremble qu'il ne soit trop tard !

Chaque instant, le moindre retard,

sur ton bras peut fermer le piège.

ATAR

Quel démon, quel dieu le protège ?

Tout me confond de cette part !

ARTHÉNÉE

Son démon, c'est une âme forte,

un cœur sensible et généreux,

que tout émeut, que rien n'emporte;

un tel homme est bien dangereux !

Scène troisième

Atar, Arthénée, Tarare enchaîné, Soldats, Esclaves, Suite, Prêtres de la vie et de la mort.

ATAR

Approche, malheureux ! viens subir le supplice,

qu'un crime irrémissible arrache à ma justice.

TARARE

Qu'elle soit juste ou non, je demande la mort.

De tes plaisirs j'ai violé l'asile,

sans y trouver l'objet d'une audace inutile,

mon Astasie !... O ce fourbe Altamort !

Il l'a ravie à mon séjour champêtre,

sans la présenter à son maître !

trahissant tout, honneur, devoir...

il a payé sa double perfidie;

mais ton Irza n'est point mon Astasie.

ATAR

(avec fureur)

Elle n'est pas en mon pouvoir ?

(Aux Eunuques.)

Que l'on m'amène Irza. Si ta bouche en impose,

je la poignarde devant toi.

TARARE

La voir mourir est peu de chose;

tu te puniras, non pas moi.

ATAR

De sa mort la tienne suivie...

TARARE

(fièrement)

Je ne puis mourir qu'une fois.

Qu'en je m'engageai sous tes lois,

Atar, je te donnai ma vie;

elle est toute entière à mon roi;

au lieu de la perdre pour toi,

c'est par toi qu'elle m'est ravie.

J'ai rempli mon sort, suis ton choix;

je ne puis mourir qu'une fois.

Mais souhaite qu'un jour ton peuple te pardonne.

ATAR

Une menace ?

TARARE

Il s'en étonne !

Roi féroce ! as-tu donc compté,

parmi les droits de ta couronne,

celui du crime et de l'impunité ?

Ta fureur ne peut se contraindre,

et tu veux n'être pas haï !

Tremble d'ordonner...

ATAR

Qu'ai-je à craindre ?

TARARE

De te voir toujours obéi;

jusqu'à l'instant où l'effrayante somme

de tes forfaits déchaînant leur courroux...

tu pouvais tout contre un seul homme;

tu ne pourras rien contre tous.

ATAR

Qu'on l'entoure !

(Les Esclaves l'entourent. Tarare va s'assessoir sur le billot, au pied du bûcher, la tête appuyé sur ses mains, et ne regard plus rien.)

Scène quatrième

Astasie voilée, Atar, Arthénée, Tarare, Spinette, Esclaves des deux sexes, Soldats.

ATAR

(à Astasie)

Ainsi donc, abusant de vos charmes,

fausse Irza, par de feintes larmes,

vous triomphiez de me tromper ?

Je prétends, avant de frapper,

savoir comment ma puissance jouée...

SPINETTE

Une esclave fidèle, hélas ! substituée,

innocemment causa le désordre et l'erreur.

TARARE

(à part)

(tenent sa tête dans ses mains)

Ah ! cette voix me fait horreur !

ATAR

Il est donc vrai, cet échange funeste !

j'adorais sous le nom d'Irza...

(À Astasie.)

Va, malheureuse, je déteste

l'indigne amour qui pour toi m'embrasa.

A la rigueur des loix, avec lui, sois livrée !

(Au grand prêtre.)

Pontife, décidez leur sort.

ARTHÉNÉE

Ils sont jugés: levez l'étendard de la mort.

De leurs jours criminels la trame est déchirée.

Le grand prêtre déchire la bannière de la vie. Le prêtre en deuil éleve la bannière de la mort. On entend un bruit funèbre d'instruments déguisés.

(Astasie se jette à genuox, et prie pendant le chœur. On apporte au grand-prêtre le livre des arrêts, couvert d'un crêpe. Il signe l'arrêt de mort. Deux enfants en deuil lui remettent chacun un flambeau. Quatre prêtres en duil lui présentent deux grands vases pleins d'eau lustrale. Il éteint dans ces vases le deux flambeaux en les renversant.

Pendant ce tems, les prêtres de la vie se retirent en silence. Le drapeau de la vie déchiré, traîne a terre.)

CHŒUR FUNÈBRE DES ESCLAVES

Avec tes décrets infinis,

grand dieu, si ta bonté s'accorde,

ouvre à ces coupables punis

le sein de ta miséricorde !

ARTHÉNÉE

(prie)

Brama ! de ce bûcher, par la mort réunis,

ils montent vers le ciel; qu'ils n'en soient point bannis !

(Astasie se releve, et s'avance au bûcher, où Tarare est abîmé de douleur.)

ASTASIE

(à Tarare)

Ne m'impute pas, étranger,

ta mort que je vais partager.

TARARE

(se releve avec feu)

Qu'entends-je ? Astasie !

ASTASIE

Ah ! Tarare !

(Ils se jettent dans les bras l'un de l'autre.)

ARTHÉNÉE

Je te l'avais prédit.

ATAR

(furieux)

Qu'on les sépare.

Qu'un seul coup les fasse périr.

Non... C'est trop tôt briser leurs chaînes;

ils seraient heureux de mourir.

Ah ! je me sens altéré de leurs peines,

et j'ai soif de les voir souffrir.

ASTASIE

(avec dédain, au roi)

Ô tigre ! mes dédains ont trompé ton attente,

et, malgré toi, je goûte un instant de bonheur:

j'ai bravé ta faim dévorante,

le rugissement de ton cœur.

Pour prix de ta lâche entreprise,

vois, Atar, je l'adore, et mon cœur te méprise.

(Elle embrasse Tarare.)

ATAR

(vivement aux Soldats)

Arrachez-la tous de ses bras.

Courez. Qu'il meure et qu'elle vive !

ASTASIE

(tire un poignard, qu'elle approche de son sein)

Si quelqu'un vers lui fait un pas,

je suis morte avant qu'il arrive.

ATAR

(aux Soldats)

Arrêtez-vous !

ASTASIE, TARARE, ATAR

Le trépas nous attend...

TARARE, ASTASIE

Encore une minute,

et notre amour constant

ne sera plus en butte

aux coups d'un noir sultan.

(Les Soldats font un mouvement.)

ATAR

Arrêtez un moment !

ASTASIE

Je me frappe à l'instant

que sa loi s'exécute.

Sur ton cœur palpitant,

tu sentiras ma chute,

et tu mourras content.

ATAR

O rage ! affreux tourment !

C'est moi, c'est moi qui lutte,

et leur cœur est content.

ASTASIE

Sur ton cœur palpitant

tu sentiras ma chute,

et tu mourras content.

TARARE

Sur mon cœur palpitant

je sentirai ta chute,

et je mourrai content.

Scène cinquième

Acteurs précédents, une Foule d'esclaves des deux sexes, accourt avec frayeur, et se serre à genoux autour d'Atar.

CHŒUR D'ESCLAVES EFFRAYÉS

Atar, défends-nous, sauve-nous.

Du palais la garde est forcée;

du serrail la porte enfoncée.

Notre asyle est à tes genoux;

ta milice en fureur redemande Tarare.

Scène sixième

Les précédents, toute la Milice le sabre à la main, Calpigi, Urson.

(Les prêtres de la mort se retirent.)

CHŒUR DE SOLDATS

(furieux. Ils renversent le bûcher)

Tarare, Tarare, Tarare;

rendez-nous notre général.

Son trépas, dit-on, se prépare.

Ah ! s'il reçoit le coup fatal,

nous en punirons ce barbare.

(Ils s'avancent vers Atar.)

TARARE

(enchaîné, écarte les Esclaves)

Arrêtez, soldats, arrêtez.

Quel ordre ici vous a portés ?

Ô l'abominable victoire !

On sauverait mes jours, en flétrissant ma gloire !

Un tas de rebelles mutins

de l'état ferait les destins !

Est-ce à vous de juger vos maîtres ?

N'ont-ils soudoyé que des traîtres ?

Oubliez-vous, soldats, usurpant le pouvoir,

que le respect des rois est le premier devoir ?

Armes bas, furieux ! votre empereur vous casse.

(Ils se jettent tous à genoux.)

Seigneur, ils sont soumis; je demande leur grâce.

ATAR

(hors de lui)

Quoi ! toujours ce fantôme entre mon peuple et moi !

(aux Soldats.)

Défenseurs du serrail, suis-je encore votre roi ?

UN EUNUQUE

Oui.

CALPIGI

(le menace du sabre)

Non.

TOUS LES SOLDATS

(se levent)

Non.

TOUT LE PEUPLE

Non.

CALPIGI

(montrant Tarare)

C'est lui.

TARARE

Jamais.

LES SOLDATS

C'est toi.

TOUT LE PEUPLE

C'est toi.

ATAR

(avec désespoir, à Tarare)

Monstre !... Ils te sont vendus... Règne donc à ma place.

(Il se poignarde, et tombe.)

TARARE

(avec douleur)

Ah ! malheureux !

ATAR

(se releve dans les angoisses)

La mort est moins dure à mes yeux...

que de régner par toi... sur ce peuple odieux.

(Il tombe mort dans les bras des Eunuques, qui l'emportent. Urson les suit.)

Scène septième

Les acteurs précédents, excepté Atar et Urson.

CALPIGI

(crie au peuple)

Tous les torts de son règne, un seul mot les répare:

il laisse le trône à Tarare.

TARARE

(vivement)

Et moi je ne l'accepte pas.

CHŒUR GÉNÉRAL

(exalté)

Tous les torts de son règne, un seul mot les répare:

il laisse le trône à Tarare.

TARARE

(avec dignité)

Le trône est pour moi sans appas:

je ne suis point né votre maître.

Vouloir être ce qu'on n'est pas,

c'est renoncer à tout ce qu'on peut être.

Je vous servirai de mon bras:

mais laissez-moi finir en paix ma vie

dans la retraite avec mon Astasie.

(Il lui tend les bras, elle s'y jette.)

Scène huitième

Les acteurs précédents, Urson tenant dans sa main la couronne d'Atar.

URSON

(prend la chaiîne de Tarare)

Non, par mes mains, le peuple entier

te fait son noble prisonnier:

il veut que de l'état tu saisisses les rênes.

Si tu rejetais notre foi,

nous abuserions de tes chaînes

pour te couronner malgré toi.

(Au grand- prêtre.)

Pontife, à ce grand homme, Atar lègue l'Asie;

consacrez le seul bien qu'il ait fait de sa vie:

prenez le diadème, et réparez l'affront

que le bandeau des rois a reçu de son front.

ARTHÉNÉE

(prenant le diadème des mains d'Urson)

Tarare, il faut céder !

TOUT LE PEUPLE

(s'écrie)

Tarare, il faut céder !

ARTHÉNÉE

Leurs désirs sont extrêmes

TOUT LE PEUPLE

Nos désirs sont extrêmes.

ARTHÉNÉE

Sois donc le roi d'Ormus.

TOUT LE PEUPLE

Sois, sois le roi d'Ormus.

ARTHÉNÉE

(lui met la couronne sur la tête au bruit d'une fanfare)

Il est des dieux suprêmes.

(Il sort.)

Scène neuvième

Tous les précédents, excepté le grand-prêtre.

TARARE

(pendant qu'on le déchaîne)

Enfants, vous m'y forcez, je garderai ces fers;

ils seront à jamais ma royale ceinture.

De tous mes ornements devenus les plus chers,

puissent-ils attester à la race future

que, du grand nom de roi si j'acceptai l'éclat,

ce fut pour m'enchaîner au bonheur de l'état !

(Il s'enveloppe le corps de ses chaînes.)

CHŒUR GÉNÉRAL

(avec ivresse)

Quel plaisir de nos cœurs s'empare !

Vive notre grand roi Tarare !

Tarare, Tarare, Tarare !

La belle Astasie et Tarare !

Nous avons le meilleur des rois:

jurons de mourir sous ses lois.

Des mouvements d'une joie effrénté, sort une danse tumultueuse, pendant que le chœur répète, a grand cris, les vers ci-dessus. Ils entourent, ils entraînent Astasie et le roi. La musique diminue de bruit, change d'effet, et reprend un caractère aérien. Des nuages couvrent le spectacle; on en voit sortir dans les air, La Nature productrice, et le Génie qui préside au soleil.

Scène dixième

Les précédents, La Nature et Le Génie du Feu sur le nuages.

LE GÉNIE DU FEU

Nature, quel exemple imposant et funeste !

Le soldat monte au trône, et le tyran est mort !

LA NATURE

Les dieux ont fait leur premier sort:

leur caractère a fait le reste.

LE GÉNIE DU FEU

Encore un généreux effort.

Dans le cœur das humains, d'un trait inaltérable,

gravons ce précepte admirable.

CHŒUR GÉNÉRAL

(très-éloigné)

De ce grand bruit, de cet éclat,

ô ciel ! apprends-nous le mystère !

LA NATURE, LE GÉNIE DU FEU

(Dans les nuages, à l'unisson, et parlant fortement.)

Mortel, qui que tu sois, prince, brame ou soldat;

homme ! ta grandeur sur la terre,

n'appartient point à ton état;

elle est toute à ton caractère.

A mesure que la Nature et le Génie pronuncent les verses ci-dessus, ils se peignent en caractéres de feu, dans les nuages.

Le trompettes sonnent; le tonnerre reprend; les nuages les couvrent; il disparaissent. La toile tombe.

Je proposerais cette fin...

Dans un siecle et dans un pay où l'on regarderait comme une manque de respect pour l'opéra, de le finir autrement que par une fête, je proposerais cette fin, quoìque je préfèr la première.

Après le chœur:

Quel plaisir de nos cœurs s'empare !

Vive notre grand roi Tarare ! Etc.

URSON

(viendrait dire)

Les fiers Européans marchent vers ces états;

inaugurons Tarare, et courons au combat.

URSON, CALPIGI

Roi, nous mettons la liberté

aux pieds de ta vertu suprême.

Règne sur ce peuple qui t'aime,

par les lois et par l'équité.

DEUX FEMMES

Et vous, reine, épouse sensible,

qui connûtes l'adversité,

du devoir souvent inflexible

adoucissez l'austérité.

Tenez son grand cœur accessible

aux soupirs de l'humanité.

CHŒUR GÉNÉRAL

Roi, nous mettons la liberté

aux pieds de ta vertu suprême;

règne sur ce peuple qui t'aime,

par les lois et par l'équité.

Danse générale, et la toile tomberait.

Cette fin est mise en musique par m. Salieri. Mais je préfère la première, qui est bien plus philosophique, et encadre mieux le sujet. Choisissez; ma tâche est finie.

Fin du livret.

Generazione pagina: 13/02/2016
Pagina: ridotto, rid
Versione H: 3.00.40 (D)

Locandina Prologue Scène première Scène deuxième Scène troisième Acte premier Scène première Scène deuxième Scène troisième Scène quatrième Scène cinquième Scène sixième Scène septième Scène huitième Acte deuxième Scène première Scène deuxième Scène troisième Scène quatrième Scène cinquième Scène sixième Scène septième Scène huitième Acte troisième Scène première Scène deuxième Scène troisième Scène quatrième Scène cinquième Scène sixième Scène septième Acte quatrième Scène première Scène deuxième Scène troisième Scène quatrième Scène cinquième Scène sixième Scène septième Scène huitième Acte cinquième Scène première Scène deuxième Scène troisième Scène quatrième Scène cinquième Scène sixième Scène septième Scène huitième Scène neuvième Scène dixième Je proposerais cette fin...