Acte premier

[Ouverture]

 N 

 
Le thèâtre représente les campagnes de l'Adour. À gauche, l'entrée d'une ferme. À droite, un ruisseau. Au fond, des gerbes de blé entassées. Au milieu du théâtre, un arbre immense à l'ombre duquel se reposent tous les gens de la ferme qui viennent de faire la moisson. Térézine est assise et lit avec attention dans un livre qu'elle tient à la main. Guillaume seul, debout, la regarde avec tendresse. Jeannette et d'autres Jeunes filles ont laissé au bord du ruisseau leur linge qu'elles blanchissaient, et se sont assises près de Térézine.

 Q 

 

Scène première.

Térézine, Guillaume, Jeannette, Jeunes filles.

Térézine, Guillaume, Jeannette, Jeunes filles, Chœur

 
[N. 1 - Introduction - Ballade - Récitatif]

 N 

 

CHŒUR

Amis, sous cet épais feuillage  

bravons le soleil et ses feux;

goûtons enfin après l'ouvrage

le repos qui seul rend heureux.

GUILLAUME
(regardant Térézine)

La voilà ! qu'elle est jolie !

Mais depuis qu'elle a mon cœur,

il n'est plus dans ma vie

de repos ni de bonheur.

CHŒUR

Amis, sous cet épais feuillage

bravons le soleil et ses feux;

goûtons enfin après l'ouvrage

le repos qui seul rend heureux.

C'est le' repos qui rend heureux !

GUILLAUME

(montrant Térézine qui continue à lire)

Elle sait lire; est-elle heureuse !

Moi, je ne suis qu'un ignorant,

et sans esprit et sans talent.

 

TÉRÉZINE

(riant, en fermant le livre qu'elle tenait à la main)  

Ah ! l'aventure est curieuse !

JEANNETTE

Tu ris !... c'est donc bien beau ?

TÉRÉZINE

Sans doute, je lisais

un roman... l'histoire amoureuse

du beau Tristan de Léonnais.

GUILLAUME

Une histoire amoureuse ! ah ! si par complaisance

vous nous la lisiez !

TÉRÉZINE

Soit.

TOUS

Écoutons ! du silence !

 
Premier couplet

TÉRÉZINE
(lisant)

La reine Iseult, aux blanches mains,  

à l'amour se montrait rebelle,

et Tristan se mourait pour elle

sans se plaindre de ses dédains.

Lors voilà, nous dit la chronique,

voilà qu'un enchanteur fameux

lui fit prendre un philtre magique

qu'on nommait le boire-amoureux.

Philtre dont la vertu secrète

inspirait d'éternels amours !

Pourquoi faut-il que la recette

en soit perdue, et pour toujours !

 

GUILLAUME ET LE CHŒUR

Quel dommage que la recette

en soit perdue, et pour toujours !

 
Deuxième couplet

TÉRÉZINE

Dès qu'à sa bouche il le porta,

tous deux sentirent même flamme,

et ce feu qui brûlait son âme

bientôt Iseult le partagea.

N'aimant que lui, qui n'aimait qu'elle,

Iseult enfin, comblant ses vœux,

jusqu'au trépas resta fidèle,

bénissant le boire amoureux;

philtre dont la vertu secrète

inspirait d'éternels amours !

Pourquoi faut-il que la recette

en soit perdue, et pour toujours !

 

CHŒUR

Pourquoi faut-il que la recette

en soit perdue, et pour toujours !

 

GUILLAUME

Ah ! qu'un philtre pareil me serait nécessaire !  

(montrant Térézine)

Elle est belle, elle est riche, et moi pour tout trésor

je n'ai que mon amour... et ces trois pièces d'or,

seul héritage de mon père !

 
(On entend un bruit de tambour; tout le monde se lève.)
 

Scène deuxième

Les précédens; Joli-Cœur arrivant à la tête d'un détachemeut de Soldats qui restent sous les armes au fond du théâtre. Il s'approche de Térézine qu'il salue, et à qui il offre son bouquet.

<- Joli-Cœur, Soldats

 
[N. 2 - Marche et Air - Récitatif et Chœur]

 N 

 

JOLI-CŒUR

Je suis sergent,    

brave et galant,

et je mène tambour battant

et la gloire et le sentiment.

Est-il beauté prude ou coquette,

que ne subjugue l'épaulette ?

Pour moi, je crains peu leur rigueur;

on peut braver leur inconstance

quand on est sergent recruteur

dans les troupes du roi de France.

Oui, nos droits sont bien reconnus,

Mars sut toujours plaire à Vénus.

Je suis sergent,

brave et galant,

et je mène tambour battant

et la gloire et le sentiment.

(à Térézine)

Gentille et farouche fermière,

aimable objet de mon ardeur,

pourquoi, lorsque j'ai su vous plaire,

résister encore au vainqueur ?

Que votre cœur vous persuade !

Sous-officier... c'est un beau grade !

J'ai des honneurs, vous la richesse;

couronnez enfin ma tendresse,

ne retardez plus mon bonheur;

allons ! allons ! faites-moi mon bonheur !

Je suis sergent,

tendre et galant,

et je mène tambour battant

et la gloire et le sentiment.

S

 

TÉRÉZINE

Je suis fière d'un tel hommage !  

GUILLAUME

(à part)

Elle lui permet d'espérer !

JOLI-CŒUR

Et quel jour notre mariage ?

TÉRÉZINE

Nous verrons.

JOLI-CŒUR

Toujours différer !

TÉRÉZINE

C'est qu'en vous le ciel à fait naître

tant de mérite et de talens,

que pour les voir et les connaître

vous sentez bien qu'il faut du temps !

JOLI-CŒUR

(à part)

Ah ! l'on veut du temps... je comprends !

D'une pudeur mourante inutile défense !

(a Térézine)

Je vais faire chez vous reposer mes guerriers.

TÉRÉZINE

(à Joli-Cœur)

Trop heureuse d'offrir à boire à leur vaillance !

(Aux gens de la ferme.)

Quant à vous, reprenons nos travaux journaliers.

 

CHŒUR
(se levant et sortant avec lenteur et négligence)

Il faut quitter ce doux ombrage,  

braver le soleil et ses feux;

il faut retourner à l'ouvrage,

c'est le repos qui rend heureux.

 
(Joli-Cœur entre dans la ferme avec les Soldats. Térézine va le suivre. Guillaume l'arrête et la retient timidement par sa jupe. Jeannette et les Jeunes filles sont retournées au fond près du ruisseau, où elles se remettent à blanchir leur linge.)

Joli-Cœur, Soldats ->

 

Scène troisième

Guillaume, Térézine.

 

GUILLAUME

Un seul mot, par pitié !  

TÉRÉZINE

Non vraiment, et pour cause.

Entendre soupirer me devient odieux.

GUILLAUME

Eh ! puis-je, hélas ! faire autre chose ?

Je voudrais fuir, et je ne peux !

Un sort jeté sur moi me retient en ces lieux.

Mon oncle Richardet, précepteur à la ville,

me voulait près de lui donner un poste utile;

j'ai refusé !

TÉRÉZINE

Pourquoi ?

GUILLAUME

J'aime mieux, c'est plus doux,

souffrir en vous voyant qu'être heureux loin de vous.

TÉRÉZINE

Mais votre oncle est malade... on le dit.

GUILLAUME

Et je reste

en ces lieux; c'est fort mal !

TÉRÉZINE

Très-mal, je vous l'atteste.

Contre vous il se fâchera;

el s'il meurt, tout son bien il vous en privera.

GUILLAUME

Qu'importe ?

TÉRÉZINE

Et vous mourrez de faim après cela !

GUILLAUME
(tristement)

Ou de faim... ou d'amour... cela revient au même.

TÉRÉZINE

Guillaume écoutez-moi: vous êtes bon et franc;

vous n'avez pas, comme ce beau sergent,

la vanité de croire qu'on vous aime ;

aussi je vous estime et vous plains, et je veux,

pour vous guérir de cet amour extrême,

vous parler franchement, si du moins je le peux.

 
[N. 3 - Air - Récitatif]

 N 

 

TÉRÉZINE

La coquetterie  

fait mon seul bonheur;

paraître jolie

sourit à mon cœur.

J'aime que l'on m'aime,

qu'on m'adore... mais

pour aimer moi-même,

jamais !... non, jamais !

Amant trop fidèle

qui me trouvez belle,

pourquoi ce courroux ?

Votre cœur m'appelle

tigresse et cruelle...

pourquoi m'aimez-vous ?

La coquetterie

fait mon seul bonheur;

paraître jolie

sourit à mon cœur.

J'aime que l'on m'aime,

qu'on m'adore... mais

pour aimer moi-même,

jamais !... non, jamais !

À l'amour loin de te livrer,

va, crois-moi, d'une erreur pareille

guéris-toi, je te le conseille;

oui, je te le conseille,

mais sans le désirer !...

La coquetterie

fait mon seul bonheur;

paraître jolie

sourit à mon cœur.

J'aime que l'on m'aime,

qu'on m'adore... mais,

pour aimer moi-même,

jamais !... non, jamais !

 
(Elle rentre dans la ferme, à gauche.)

Térézine ->

 

Scène quatrième

Guillaume, Jeannette et les Jeunes filles occupées à blanchir.

 

GUILLAUME

(la regardant sortir)  

Guéris- toi, me dit-elle !... à dire c'est facile;

mais moi qui suis loin d'être habile,

par quels moyens y parvenir ?

JEANNETTE

(qui s'est levée, et s'est approchée de lui)

Pauvre garçon ! quel chagrin est le vôtre !

GUILLAUME

Jeannette par bonté, daignez me secourir !

D'un amour malheureux, comment peut-on guérir ?

JEANNETTE

Un seul moyen !

GUILLAUME

Lequel ?

JEANNETTE

C'est d'en aimer une autre !

GUILLAUME

Vous croyez ?

JEANNETTE

J'en suis sûre.

GUILLAUME

Eh bien ! par amitié

aimez-moi, je vous prie, ou du moins par pitié.

JEANNETTE
(riant)

Vraiment?

(Appelant ses compagnes.)

 
[N. 4 - Chœur - Récitatif]

 N 

 

JEANNETTE

Est-il possible    

d'être insensible

aux feux d'un jouvenceau

si beau !

Il veut qu'on l'aime,

et de soi-même

on l'aimerait sans ça

déjà.

S

GUILLAUME

Vous vous riez de moi ! vous riez de mes peines !

(aux autres Jeunes filles.)

Mais vous, soyez moins inhumaines !

TOUTES
(le raillant)

Est-il possible

d'être insensible

aux feux d'un jouvenceau

si beau !

Il veut qu'on l'aime,

et de soi-même

on l'aimerait sans ça

déjà.

GUILLAUME
(furieux)

Être aimé... n'est donc pas possible,

et pour y parvenir il faudrait se damner;

à Lucifer lui-même il faudrait se donner.

JEANNETTE ET LES JEUNES FILLES
(riant)

Est-il possible

d'être insensible

aux feux d'un jouvenceau

si beau !

Il veut qu'on l'aime,

et de soi-même

on l'aimerait sans ça

déjà.

Ensemble

GUILLAUME
(à part, se désespérant)

Est-il possible

d'être insensible

aux tourments

qu'ici je ressens ?

Tout m'abandonne,

jamais personne

n'aura, je crois,

pitié de moi.

 
(On entend plusieurs sons de trompette, on voit accourir tous les gens du village.)

<- Gens du village

 

JEANNETTE

Quel bruit soudain se fait entendre ?  

Pourquoi tout le village ici vient-il se rendre ?

 

Scène cinquième

Les précédens, le docteur Fontanarose dans un cabriolet doré et de forme antique, traîné par un cheval blanc; son valet, qui est derrière lui, sonne de la trompette. Il est debout sur son char, tenant à la main des papiers et des rouleaux. Tout le village l'entoure.

<- Fontanarose, Le valet

 

CHŒUR

C'est quelque grand seigneur  

qui parmi nous voyage;

quel brillant équipage !

Honneur ! à sa grandeur

honneur ! honneur

à monseigneur !

FONTANAROSE

(du haut de son char)

Vous me connaissez tous, messieurs, je le suppose.

Vous savez comme moi que médecin fameux,

je suis ce grand docteur, nommé Fontanarose

connu dans l'univers... et... dans mille autres lieux !

 
[N. 5 - Air - Chœur]

 N 

 

Approchez tous ! venez m'entendre !    

Moi, l'ami de l'humanité,

à juste prix je viens vous vendre

et le bonheur et la santé.

Mon élixir odontalgique

détruit partout, c'est authentique,

et les insectes et les rats,

dont j'ai là les certificats.

Par cet admirable breuvage,

un capitoul de soixante ans

est devenu, malgré son âge,

grand-père de dix-huit enfans.

Adoucissant et confortable,

j'ai vu par lui, par son secours,

plus d'une veuve inconsolable

consolée en moins de huit jours !

Approchez tous ! venez m'entendre !

Moi, l'ami de l'humanité,

à juste prix je viens vous vendre

et le bonheur et la santé.

(S'adressant aux vieilles femmes.)

Ô vous, matrones rigides

qui regrettez le bon temps,

voulez-vous, malgré vos rides,

voir revenir le printemps ?

(Aux Jeunes filles.)

Voulez-vous, mesdemoiselles,

rester jeunes et belles ?

(Aux garçons.)

Voulez-vous, beaux jeunes gens,

plaire et séduire en tous les temps ?

Prenez, prenez mon élixir !

Il peut tout guérir :

la paralysie

et l'apoplexie

et la pleurésie

et tous les tourmens,

jusqu'à la folie,

la mélancolie

et la jalousie

et le mal de dents.

Prenez, prenez mon élixir,

de tout il peut guérir.

Demandez ! demandez ! c'est le seul, c'est l'unique !

vous me direz: combien ce fameux spécifique ?

- Combien, messieurs, combien ? - Cent ducats ? - Nullement.

- Vingt ducats ? - Non, messieurs. - Dix ducats ? - Non vraiment.

Demandez ! demandez ! le voilà ! je le donne !

Les femmes, les enfans, on n'excepte personne !

Prenez, prenez mon élixir !

De tout il peut guérir.

S

 
(Il descend de son cabriolet et tout le peuple l'entoure.)
 

CHŒUR

Honneur ! honneur !

à ce fameux docteur !

Ah ! c'est un grand docteur !

FONTANAROSE

(saluant à droite et à gauche)

Messieurs, pour vous prouver combien je suis sensible

à l'accueil bienveillant que de vous j'ai reçu,

je veux vous faire à tous le cadeau... d'un écu !

TOUS

(tendant la main)

Ah ! quel bonheur ! est-il possible !

FONTANAROSE

(tenant une fiole)

Voici comment... Ce remède inconnu,

je le vends en tous lieux pour six livres de France;

mais comme en ce séjour j'ai reçu la naissance,

et qu'à des cœurs bien nés le sol natal est cher,

venez, messieurs, que l'on s'approche !

je vous le donne à tous pour trois francs !... Il est clair

que c'est un écu net que je mets dans leur poche !

TOUS

Il a raison ! ah ! c'est un grand docteur;

donnez, donnez; rendons honneur

à ce savant docteur.

 
(Les valets du docteur distribuent des fioles et des rouleaux d'eau de Cologne à tous les gens du village qui s'empressent d'en acheter. Tout cela se passe au fond du théâtre. Pendant ce temps, Guillaume qui est resté pensif, s'approche de Fontanarose et le tire à part.)
 

GUILLAUME

Puisque pour nous guérir des maux de toute espèce,  

vous avec des secrets...

FONTANAROSE

J'en ai de merveilleux !

GUILLAUME

Auriez-vous le boire-amoureux

du beau Tristan de Léonnais ?

FONTANAROSE

Hein ! qu'est-ce ?

GUILLAUME

Un philtre qui faisait qu'on s'adorait sans cesse.

FONTANAROSE
(froidement)

Dans notre état nous en tenons beaucoup !

GUILLAUME

Il serait vrai !

FONTANAROSE

Chaque jour j'en compose,

car on en demande partout !

GUILLAUME

Et vous en vendez ?

FONTANAROSE

Oui.

GUILLAUME
(avec craint)

Et combien ?

FONTANAROSE

Peu de chose !

GUILLAUME

(tirant timidement trois pièces d'or de sa poche)

J'ai là... c'est tout mon bien, j'ai là trois pièces d'or !

FONTANAROSE

(les regardant)

Justement, c'est le prix !

GUILLAUME

(vivement et les lui donnant)

Prenez... et ce breuvage...

ce philtre ?...

FONTANAROSE

(tirant de sa poche un petit flacon)

Le voici !

GUILLAUME
(le saisissant avec joie)

(Le retenant.)

Grands dieux ! un mot encor !

La manière d'en faire usage ?

FONTANAROSE
(gravement)

Vous prenez ce flacon, puis ensuite à longs traits,

et lentement vous le buvez... vous-même !

Et son effet est tel, que bientôt on vous aime.

GUILLAUME
(vivement)

Sur-le-champ !

FONTANAROSE

Non, vraiment ! vingt-quatre heures après.

(à part)

Le temps de m'éloigner, c'est le point nécessaire !

GUILLAUME
(avec crainte, en montrant le flacon)

Et son goût...

FONTANAROSE

Est divin.

(à part)

Du lachryma-christi,

qu'avec grand soin pour moi je réservais ici,

(à Guillaume)

mais sur un tel sujet le plus profond mystère,

pas un mot ! la police aisée à s'alarmer

punit sévèrement ceux qui se font aimer:

elle n'entend pas ça !

GUILLAUME
(à demi voix)

Je jure de me taire !

FONTANAROSE

(à plusieurs femmes qui le tirent par son habit et veulent le consulter)

C'est bien, je suis à vous !

GUILLAUME

Ah ! quel destin prospère !

 
(Fontanarose va rejoindre les gens du village qui l'entourent de nouveau et ont l'air de le consulter. Il sort avec eux tandis que le chœur reprend.)

Fontanarose, Le valet, Gens du village, Jeannette, Jeunes filles ->

 

CHŒUR

Honneur ! honneur  

à ce fameux docteur !

Ah ! c'est un grand docteur !

 

Chœur ->

 

Scène sixième

Guillaume seul, regardant le flacon qu'il tient à la main.

 
[N. 6 - Air]

 N 

Philtre divin ! liqueur enchanteresse    

dont l'aspect seul charme mon cœur !

Je vais enfin te devoir ma maîtresse,

je vais te devoir le bonheur !

Grâce à ton pouvoir tutélaire,

que puis-je désirer encor ?

Est-il des trésors sur la terre

pour payer un pareil trésor !

Philtre divin! liqueur enchanteresse

dont l'aspect seul charme mon cœur !

Je vais enfin te devoir ma maîtresse,

je vais te devoir le bonheur !

(Il regarde autour de lui s'il est seul, puis il débouche le flacon et le boit lentement.)

Quelle douce chaleur

s'empare de mon cœur !

Et déjà dans son âme

pénètre même flamme !

Ah ! oui, je le sens là,

elle m'aime déjà !

Elle va donc se rendre,

mon bonheur est certain;

mais il me faut attendre

encor jusqu'à demain !

Demain, hélas ! me semble

être si loin d'ici,

que malgré moi je tremble

de mourir aujourd'hui !

(Il regarde le flacon, croit y voir encore quelques gouttes et le porte de nouveau à ses lèvres.)

Quelle douce chaleur

s'empare de mon cœur !

Et déjà dans son âme

pénètre même flamme !

Ah ! oui, je le sens là,

elle m'aime déjà !

(Portant la main à son front.)

Quel délire nouveau ! quelle joie inconnue !

De ce philtre magique effet miraculeux !

J'aime le monde entier, je ris, je suis heureux !

Tout réjouit mon être et s'anime à ma vue !

Allons, plus de chagrin et déjeunons gaîment;

l'appétit me revient et le bonheur m'attend !

(Chantant à pleine voix.)

Tra, la, la, la, la, la.

S

Sfondo schermo () ()

 
(Il s'asseoit près de la table de pierre, qui est à gauche, tire de sa panetière du pain et des fruits et se met à manger en chantant.)
 

Scène septième

Guillaume près de la table, Térézine sortant de la ferme; elle traverse le théâtre; elle aperçoit Guillaume et s'arrête.

<- Térézine

 
[N. 7 - Duo]

 N 

 

TÉRÉZINE

Je sais davance son langage,  

il va brûlant de mille feux

me parler suivant son usage

de son désespoir amoureux !

GUILLAUME
(à table, et chantant)

Tra, la, la, la, la, la, la, la, la.

TÉRÉZINE
(étonnée)

Eh mais ! dans sa douleur mortelle

il est bien gai !

GUILLAUME

(l'apercevant , et se levant pour aller à elle)

Dieu, la voici !...

(S'arrêtant.)

Mais qu'allais-je faire, et près d'elle

pourquoi soupirer aujourd'hui ?

De triompher d'une inhumaine

à quoi bon m'efforcer en vain,

puisque sans effort et sans peine

elle doit m'adorer demain ?

(Il va se rasseoir, et continue son repas.)

TÉRÉZINE

(le regardant avec surprise)

Non... il reste ! et tranquillement

il déjeune !!!... quel changement !

Serait-il consolé déjà !...

Un instant... c'est ce qu'on verra !

GUILLAUME
(à part et la regardant)

Beauté si long-temps sévère,

tu vas me céder enfin;

aujourd'hui laissons la faire,

elle m'aimera demain.

Ensemble

TÉRÉZINE
(à part le regardant)

Voudrait-il donc se soustraire

à mon pouvoir souverain ?

Ce serait trop téméraire,

et je ris de son dessein.

 

TÉRÉZINE

Je vois qu'à mes leçons sensible  

mes conseils par vous sont suivis !

GUILLAUME
(ingénument)

J'y tâche, et je fais mon possible

pour profiter de vos avis !

TÉRÉZINE
(le raillant)

Quoi ! ces tourmens... cette souffrance...

GUILLAUME
(naïvement)

De m'en guérir, j'ai l'espérance.

TÉRÉZINE
(riant)

Vous le croyez !

GUILLAUME

Cela commence !

TÉRÉZINE
(étonnée)

Que dites-vous ?

GUILLAUME

Cela va mieux.

Dès aujourd'hui cela va mieux.

TÉRÉZINE
(avec dépit)

J'en suis ravie ! et c'est heureux !

GUILLAUME
(en confidence et la regardant tendrement)

Et bien plus, j'en ai l'assurance,

ce sera fini dès demain !

TÉRÉZINE
(de même)

En vérité !

GUILLAUME

J'en suis certain !

TÉRÉZINE

En vérité!...

GUILLAUME

Je le sens là !

TÉRÉZINE
(à part avec coquetterie)

Eh bien !... c'est ce que l'on verra !

 

GUILLAUME

Beauté si long-temps sévère,

tu vas t'adoucir enfin;

aujourd'hui laissons la faire,

elle m'aimera demain !

Ensemble

TÉRÉZINE

Il voudrait donc se soustraire

à mon pouvoir souverain;

d'honneur, c'est trop téméraire,

et je ris de son dessein.

 
 

Scène huitième

Les précédens, Joli-Cœur sortant de la ferme.

<- Joli-Cœur

 
[N. 8 Trio - Finale]

 N 

 

TÉRÉZINE
(à part)

Que vois-je ? et pour moi quelle joie !  

C'est Joli-Cœur l'invincible sergent !

Ah ! c'est le ciel qui me l'envoie !

(à Joli-Cœur d'un air aimable)

De nos soins êtes-vous content ?

(montrant la ferme)

Ce logis vous plaît-il ?

JOLI-CŒUR
(relevant sa moustache)

C'est selon !

TÉRÉZINE

Et comment ?

JOLI-CŒUR
(avec une fatuité de soldat)

Dedans le cours de mes conquêtes,

j'ai vu des postes dangereux !

Mais, je le sens, ceux où vous êtes

sont encor bien plus périlleux !

TÉRÉZINE
(minaudant)

Pourquoi donc ? suis-je une ennemie ?

JOLI-CŒUR

Puisque vous repoussez mes feux.

TÉRÉZINE

(à Joli-Cœur, mais regardant toujours Guillaume du coin de l'œil)

Qui vous l'a dit, je vous en prie ?

(tendrement)

Du moins ce ne sont pas mes yeux.

JOLI-CŒUR
(vivement)

Eh quoi ! l'ardeur qui me dévore,

votre cœur la partage aussi ?

 
(Térézine ne répond pas, baisse les yeux et regarde Guillaume en-dessous.)
 

JOLI-CŒUR

(se retournant vers Guillaume)

J'en étais sûr, elle m'adore.

GUILLAUME
(froidement)

C'est possible ! pour aujourd'hui !

TÉRÉZINE
(avec colère, regardant Guillaume)

Eh bien ! eh bien !

Cela ne lui fait rien,

ah ! je n'y conçois rien.

 

TÉRÉZINE

Un faible esclave  

ainsi me brave !

Mais dans mes fers il reviendra;

car je l'ai dit, et ce sera !

GUILLAUME
(à part)

Moi, son esclave,

je deviens brave;

mon talisman me sauvera

d'u v i rival tel que celui-là !

Ensemble

JOLI-CŒUR
(à Térézine)

Oui, le plus brave

n'est qu'un esclave

que l'amour toujours soumettra,

et dans vos chaînes me voilà !

 
 

JOLI-CŒUR
(à Térézine)

Mais pour qu'enfin l'hymen couronne

et ma constance et mes amours,

quel jour choisissez-vous ?

TÉRÉZINE
(regardant Guillaume)

Quel jour ?... Dieu me pardonne !

Il frémit...

 
(Guillaume a fait un geste d'effroi, puis il tire la fiole de sa poche et la regarde.)
 

GUILLAUME
(à part)

Calmons-nous !

JOLI-CŒUR
(à Térézine)

Eh bien ! quand ?

TÉRÉZINE

Dans huit jours.

JOLI-CŒUR
(avec joie)

Son époux ! dans huit jours !

TÉRÉZINE
(regardant Guillaume)

Dans huit jours!

GUILLAUME
(riant)

Tandis que moi... demain...

TÉRÉZINE

Cela ne lui fait rien !

Non, je n'y conçois rien.

 

TÉRÉZINE

Un faible esclave

ainsi me brave !

Mais dans mes fers il reviendra,

car je l'ai dit, et ce sera !

GUILLAUME

Moi, son esclave,

je deviens brave;

mon talisman me sauvera

d'un rival tel que celui-là.

Ensemble

JOLI-CŒUR

Oui, le plus brave

n'est qu'un esclave

que l'amour toujours soumettra,

et dans vos chaînes me voilà.

 

Scène neuvième

Les précédens; Soldats arrivant par le fond; Jeannette et Gens du village qui la suivent.

<- Soldats, Jeannette, Gens du village

 

CHŒUR DE SOLDATS
(s'adressant à Joli-Cœur)

C'est un ordre du capitaine,  

qui vient d'arriver à l'instant:

le voici ! lisez, mon sergent.

JOLI-CŒUR
(prenant la lettre qu'on lui présente)

(Il lit.)

Voyons !... ô ciel ! à la ville prochaine

nous allons tenir garnison !

Et nous partons dès demain !

GUILLAUME
(à part, se frottant les mains)

C'est très-bon !

CHŒUR DE SOLDATS

Ah ! quel malheur ! ah ! quel dommage !

De garnison changer toujours !

(Regardant les Jeunes filles.)

Nous quittons ce joli village

et les objets de nos amours !

JOLI-CŒUR

Quel contre-temps ! morbleu ! j'enrage !

De garnison changer toujours !

On n'aime pas, quoique volage,

a quitter de nouveaux amours.

TÉRÉZINE
(avec dépit)

Quoi ! de mes fers il se dégage,

il oublie ainsi son amour !

C'est un affront, c'est un outrage !

Je veux m'en venger à mon tour.

Ensemble

JEANNETTE ET LES JEUNES FILLES

Quel contre-temps et quel dommage !

De garnison changer toujours !

Ils vont quitter notre village,

et nous l'objet de nos amours !

GUILLAUME

Ah ! quel bonheur, quel avantage !

Il s'éloigne de ce séjour !

Et je reste dans ce village

près de l'objet de mon amour.

 

JOLI-CŒUR
(à Térézine)

Vous l'entendez; demain, ma reine...  

TÉRÉZINE
(souriant)

Il faut partir !

JOLI-CŒUR

Du moins j'ai vos sermens.

TÉRÉZINE

Sans doute !

JOLI-CŒUR

Et cette main doit s'unir à la mienne !

TÉRÉZINE
(riant)

Je l'ai promis !

JOLI-CŒUR

Qu'importe alors le temps !

TÉRÉZINE ET GUILLAUME

Que veut-il dire ?

JOLI-CŒUR

Adorable maîtresse,

puisque demain matin l'honneur et le devoir

m'appellent loin de vous, tenez votre promesse

aujourd'hui même et dès ce soir !

GUILLAUME
(vivement et avec crainte)

Aujourd'hui même !...

TÉRÉZINE
(l'observant à part)

Il se trouble !

GUILLAUME
(de même)

Et dès ce soir !

TÉRÉZINE
(de même)

Quel embarras.

(S'adressaut à Joli-Cœur en regardant toujours Guillaume)

Et pourquoi donc ? et pourquoi pas ?

(à part)

C'est charmant ! son trouble redouble !

JOLI-CŒUR

J'y puis compter ! vous l'avez dit.

TÉRÉZINE

(lui répondant sans l'écouter, et regardant toujours Guillaume avec une joie maligne)

Oui vraiment.

JOLI-CŒUR

Dès ce soir.

TÉRÉZINE
(de même)

Oui vraiment.

JOLI-CŒUR

A minuit.

GUILLAUME
(à part)

Dieu quel parti prendre ! et que faire ?

TÉRÉZINE

(regardant toujours Guillaume avec satisfaction)

Dans mes chaînes il reviendra !

Je l'avais dit: et l'y voilà !

JOLI-CŒUR

Elle est à moi ! quel sort prospère !

GUILLAUME
(se désespérant)

L'épouser dès ce soir ! Ô funeste destin !

Quand elle doit, hélas ! ne m'aimer que demain !

 

CHŒUR DE SOLDATS

Ah ! quel bonheur ! un mariage !

Nous resterons encore un jour !

Il nous reste dans ce village

un jour de plaisir et d'amour.

JOLI-CŒUR

Quel sort heureux ! quel doux partage !

La beauté me cède toujours;

et dès ce soir l'hymen m'engage

avec l'objet de mes amours.

GUILLAUME

Non, plus d'espoir, plus de courage !

Je perds l'objet de mes amours.

Hélas ! pour détourner l'orage

à quel moyen avoir recours ?

Ensemble

JEANNETTE ET LES JEUNES FILLES

Ah ! quel bonheur ! un mariage !

Ils resteront encore un jour !

Et c'est encor pour le village

un jour de plaisir et d'amour.

TÉRÉZINE

Oui ! j'ai ressaisi l'avantage !

De lui je triomphe à mon tour.

Le voilà, cet amant volage;

à mes pieds il est de retour.

 
 

JOLI-CŒUR

Soldats ! habitans du village,

je vous invite tous à ce doux mariage !

Car nous aurons avant le moment nuptial

et le festin et le bal !

CHŒUR GÉNÉRAL

Il nous invite tous à ce doux mariage !

CHŒUR DE SOLDATS

Nous aurons un festin !

CHŒUR DE JEUNES FILLES

Et nous aurons un bal !

 

SOLDATS

Ah ! quel bonheur ! un mariage !

Nous resterons encore un jour !

Il nous reste dans ce village

un jour de plaisir et d'amour.

JOLI-CŒUR

Quel sort heureux ! quel doux partage !

La beauté me cède toujours;

et dès ce soir l'hymen m'engage

avec l'objet de mes amours.

GUILLAUME

Non, plus d'espoir, plus de courage !

Je perds l'objet de mes amours.

Hélas ! pour détourner l'orage

à quel moyen avoir recours ?

Ensemble

JEUNES FILLES

Ah ! quel bonheur ! un mariage !

Ils resteront encore un jour !

Et c'est encor pour le village

un jour de plaisir et d'amour.

TÉRÉZINE

Oui ! j'ai ressaisi l'avantage !

De lui je triomphe à mon tour.

Le voilà, cet amant volage;

à mes pieds il est de retour.

 
(Joli-Cœur offre la main à Térézine et entre avec elle dans la ferme. Les Soldats, les Gens du village les suivent. Guillaume est de l'autre côté , seul et désespéré; Térézine jette un dernier regard sur lui. La toile tombe.)

Joli-Cœur, Térézine, Soldats, Gens du village ->

 
Fin du premier acte.
 

Fin (Acte premier)

Acte premier Acte deuxième

[Ouverture]

Le thèâtre représente les campagnes de l'Adour. À gauche, l'entrée d'une ferme. À droite, un ruisseau. Au fond, des gerbes de blé entassées. Au milieu du théâtre, un arbre immense à l'ombre duquel se reposent tous les gens de la ferme qui viennent de faire la moisson.

Térézine, Guillaume, Jeannette, Jeunes filles, Chœur
 

[N. 1 - Introduction - Ballade - Récitatif]

Ah ! l'aventure est curieuse !

Térézine, Guillaume, Chœur
La reine Iseult, aux blanches mains

Ah ! qu'un philtre pareil me serait nécessaire !

Térézine, Guillaume, Jeannette, Jeunes filles, Chœur
<- Joli-Cœur, Soldats

[N. 2 - Marche et Air - Récitatif et Chœur]

Je suis fière d'un tel hommage !

Térézine, Guillaume, Jeannette, Jeunes filles, Chœur
Joli-Cœur, Soldats ->

(Jeannette et les Jeunes filles sont retournées au fond près du ruisseau)

Un seul mot, par pitié ! / Non vraiment, et pour cause.

[N. 3 - Air - Récitatif]

Guillaume, Jeannette, Jeunes filles, Chœur
Térézine ->

Guéris- toi, me dit-elle !... à dire c'est facile

[N. 4 - Chœur - Récitatif]

Jeannette, Guillaume, Jeunes filles
Est-il possible

(On entend plusieurs sons de trompette, on voit accourir tous les gens du village)

Guillaume, Jeannette, Jeunes filles, Chœur
<- Gens du village

Quel bruit soudain se fait entendre ?

(Le docteur Fontanarose dans un cabriolet doré et de forme antique, traîné par un cheval blanc; son valet, qui est derrière lui, sonne de la trompette.)

Guillaume, Jeannette, Jeunes filles, Chœur, Gens du village
<- Fontanarose, Le valet

[N. 5 - Air - Chœur]

Puisque pour nous guérir des maux de toute espèce

Guillaume, Chœur
Fontanarose, Le valet, Gens du village, Jeannette, Jeunes filles ->
Guillaume
Chœur ->

[N. 6 - Air]

Guillaume
<- Térézine

[N. 7 - Duo]

Térézine, Guillaume
Je sais davance son langage

Je vois qu'à mes leçons sensible

 
Guillaume, Térézine
<- Joli-Cœur

[N. 8 Trio - Finale]

Que vois-je ? et pour moi quelle joie !

Térézine, Joli-Cœur, Guillaume
Un faible esclave

 
Guillaume, Térézine, Joli-Cœur
<- Soldats, Jeannette, Gens du village
Chœur, Joli-Cœur, Guillaume, Jeannette, Jeunes filles, Térézine
C'est un ordre du capitaine

Vous l'entendez; demain, ma reine...

 

 
Guillaume, Jeannette
Joli-Cœur, Térézine, Soldats, Gens du village ->
 
Scène première. Scène deuxième Scène troisième Scène quatrième Scène cinquième Scène sixième Scène septième Scène huitième Scène neuvième
Le thèâtre représente les campagnes de l'Adour. À gauche, l'entrée d'une ferme. À droite, un ruisseau.... Un autre endroit du village. À droite la maison de Térézine, vue d'an autre côté. À gauche, la caserme...
[Ouverture] [N. 1 - Introduction - Ballade - Récitatif] [N. 2 - Marche et Air - Récitatif et Chœur] [N. 3 - Air - Récitatif] [N. 4 - Chœur - Récitatif] [N. 5 - Air - Chœur] [N. 6 - Air] [N. 7 - Duo] [N. 8 Trio - Finale] [N. 9 - Entr'acte et Chœur - Couplets - Barcarolle] [N. 10 - Récitatif et Chœur] [N. 11 - Duo] [N. 12 - Morceau d'ensemble] [N. 13 - Duo] [N. 14 - Finale]
Acte deuxième

• • •

Texte PDF Réduit