Écrivez que, de mon côté, j'avantage ma nièce de ma terre seigneuriale de Berkenfield.

Nous sommes d'accord sur les autres clauses... faites en sorte, Monsieur Le notaire, que le contrat de mariage soit prêt à être signé ce soir...

(Saluant La duchesse.)

Je ne veux pas retarder l'honneur que madame La duchesse daigne faire à ma famille...

A ce soir, madame la duchesse!...

Permettez, madame la duchesse!...

Madame la duchesse!...

(seule)  

Enfin, la voilà mariée !... mariée à l'un des plus grands seigneurs de l'Allemagne !... Cent cinquante quartiers de noblesse !... Si Marie n'est pas assez heureuse avec ça !...

C'est vous, Sulpice !...

(s'asseyant à gauche)

Approchez-vous... approchez-vous... je vous le permets.

Vous êtes un brave homme, un bon soldat, Sulpice...

Depuis trois mois bientôt que vous fûtes blessé dans l'un de vos affreux combats, et qu'à la prière de Marie, j'obtins qu'on vous transportât dans mon château, je n'ai eu qu'à me louer de vous !...

Marie vous écoute... vous avez sa confiance... vous m'avez aidé à la rendre plus docile... Grâce à mes soins, ses maîtres ont eu quelque empire sur elle... son ton et ses manières soldatesques ont presque entièrement disparu...

Et j'ai pu lui choisir pour époux l'un des plus illustres seigneurs de la Bavière, le duc de Crakentorp.

(Elle se lève.)

Il y avait bien quelques difficultés... La vieille duchesse voulait retarder encore, sous prétexte de l'absence de son neveu... mais j'ai fait passer outre... et tout est convenu !

Elle a consenti... mais pas avec cet empressement que j'aurais désiré... Aussi, je compte sur vous pour lui donner du courage... Nous signons ce soir même, ici, le contrat qu'on enverra au duc, à la cour.

Mais ce n'est pas tout ! Les bonnes âmes du pays, jalouses de cette union, après avoir tout fait pour en détourner la duchesse, ont prétendu que Marie était gauche et mal élevée... Et jugez... si l'on se doutait de ce qu'elle a été !...

Silence ! au nom du ciel !... Aussi, je veux les confondre en leur montrant ses grâces, ses talens... Je veux que la voix charmante de Marie les ravisse, les transporte... et que son futur, lui-même... Silence ! la voici !...

Allons, approchez... approchez, mon enfant !  

(tendant la main à Sulpice)

Bonjour, Sulpice !...

Elle est charmante !... Que de grâce !... de modestie !... Qui se douterait jamais qu'il y a un an, cette enfant-là... J'espère, ma nièce, qu'aujourd'hui vous allez faire honneur à nos leçons, en présence de tous les nobles du voisinage, que j'attends pour la signature de votre contrat.

Moi, ma tante !...

Sans doute !... vous chantez déjà fort bien... la romance, surtout !

J'aimais mieux nos anciennes chansons !

Nous allons essayer cette romance nouvelle, d'un nommé Garat, un petit chanteur français.

Sujet ravissant ! et d'un neuf !... les amours de Cypris.

(se mettant au clavecin, à droite)

M'y voici... commençons !

Chantons !...

« Le jour naissait dans le bocage,  

et Cypris, descendant des cieux,

venait chercher sous le feuillage

l'objet si tendre de ses feux ! »

(de même, sur l'accompagnement de la Marquise)

Rantanplan !

Rantanplan !

C'est le refrain du régiment !...

(l'interrompant)

Et mais ! qu'entends-je donc ?...

(avec embarras)

Pardon ! pardon !... c'était une distraction !

(Continuant le chant.)

« Cet amant, à qui Vénus même

de la valeur donnait le prix...

le plus aimable... »

Allez donc !

« le plus aimable du pays...

et de la beauté... de la beauté... »

(répétant avec distraction)

Bien suprême !

Le voilà, morbleu !

Il est là, corbleu !

Que dites-vous ?... quoi ? l'amant de Cypris...

(à Marie, en retournant au clavecin)

Continuons !

Je le veux bien !

(Bas, à Sulpice.)

Mais, hélas ! je n'y comprends rien !

« En voyant Cypris aussi belle,

bientôt les échos d'alentour...

De la jalouse Philomèle...

De la jalouse Philomèle...

Redirent les soupirs d'amour !

Redirent les soupirs d'amour ! »

Ma nièce, soupirons comme elle !

Tra la, la, la.

La, la, la, la, la.

Non, ce n'est pas cela...

La, la, la, la.

La, la, la, la, la.

C'est trop brillant, cela !

Tra la, la, la, la, la.

Plus fort !

La, la, la, la.

Plus doux !...

La, la, la, la.

C'est bien !

La, la, la, la

C'est mal !...

Oh ! ma foi, j'y renonce...

au moins au régiment

le chant allait tout seul.

Ô ciel ! quelle réponse !

En avant ! en avant !

Rantanplan ! plan, plan.

C'est le refrain du régiment.

(se bouchant les oreilles, avec dépit)

Ah ! quelle horreur ! Est-il possible

de mêler un air si touchant,

une romance si sensible,

avec un chant de régiment !

En vérité, ma nièce, je ne vous comprends pas... voilà vos anciennes habitudes, vos chants de régiment qui reviennent encore... Cela me met les nerfs dans un état... Aussi, Sulpice... c'est votre faute... vous l'encouragez !  

Comment ! et toi aussi !...

Au nom du ciel, Marie, ne soyez pas ainsi devant votre nouvelle famille... vous me l'avez promis à moi, votre bonne tante, qui vous aime tant... Il y aurait de quoi rompre à jamais votre illustre mariage !...

Aujourd'hui, surtout, que je réunis les plus nobles têtes du pays... des têtes égales à la mienne.

Suivez mes conseils, je vous en prie... Je suis obligée de vous quitter pour faire encore quelques invitations dans les environs... Soyez raisonnable, mon enfant. Allons, embrassez-moi... tenez-vous droite... levez la tête... là !... comme ça !... A la bonne heure !... Quelle jolie duchesse cela fera ! Embrassez-moi encore... Sulpice ! je vous la confie jusqu'à mon retour !

(se retournant au moment de sortir)

Elle est charmante !

Tenez-vous droite !... levez la tête !... quel ennui !...  

quel supplice !...

A la bonne heure, donc !... je te retrouve !... te voilà comme autrefois !...

Mais, moi... est-ce que je ne suis pas toujours la même pour toi... ta fille... la fille du régiment.

Ah ! mon pauvre Sulpice, que je suis malheureuse...

Oh ! ce mariage, Sulpice... il n'est pas encore fait...

Je ne crois pas

C'est que... c'est venu pour un autre !...

Ce pauvre Tonio... ce jeune Tyrolien qui s'est engagé pour moi...

Tu crois ? j'en ai peur... aussi, de désespoir, j'ai fait tout ce qu'on a voulu... j'ai promis de me marier... à qui ?... je n'en sais rien... ça m'est égal !...

Et toi, je ne te verrai plus !...

Oh ! quant à ça... sois tranquille... je te ferai mettre dans le contrat de mariage...

J'en aurai... je te le promets !...

Hein ? qu'est-ce que c'est ?

C'en est donc fait et mon sort va changer,  

et personne en ces lieux ne vient me protéger !...

(dans leurs bras)

Mes amis ! mes amis ! votre main !... dans vos bras !

de plaisir, de surprise, ah ! l'on ne meurt donc pas !

Salut à la France !

à mes beaux jours !

à l'espérance !

à mes amours !

Pas un...

Tonio !...

Tonio... mon Tonio!... oh ! cela fait un bien... quand on se croyait oubliée...

(À Sulpice.)

Mais regardez-le donc... il a une épaulette !...

Et ma tante... si elle revenait !...

Mes amis... mes camarades... à qui tu vas donner le meilleur et le plus vieux vin de ma tante...

Ah ! loin de nous...

Ce temps passé... mais le voici...

près de toi, Sulpice, et près de lui !

Tu parleras pour lui !

Tu le dois, mon ami.

Qui sait !... elle m'aime tant... et si mon bon Sulpice voulait lui parler pour nous...

Quoi donc !

Qu'ai-je vu ?... Un soldat ici !... près de ma nièce !... Comment, Sulpice, vous avez permis...  

Ma tante !...

Taisez-vous !

Qui êtes-vous, monsieur ? Que voulez-vous ? Que venez-vous faire ici ?...

En vérité ! c'est d'une hardiesse !... un homme de rien ! un soldat !  

J'espère, au moins, que cet amour n'est pas partagé par ma nièce... par l'héritière des Berkenfield.

Ma tante...

Je ne vous demande rien, mademoiselle... je ne veux rien savoir... je rougirais trop de me tromper.

Quant à ça, ma tante, il a raison, mon régiment, mon père... (Touchant son cœur.) Il est là, voyez-vous... et rien au monde ne pourra l'en ôter !...

(sévèrement)

Sulpice !...

(à Tonio)

Monsieur, ma nièce est promise... dans une heure on signe le contrat... Vous voyez qu'il est inutile de conserver plus long-temps le fol espoir qui vous amène ici; et je vous prie de quitter ces lieux à l'instant même.

Je ne vous retiens pas, du moins !...

Que signifie ?...

Monsieur !

Monsieur !...

Ah ! mon dieu !...

Madame !...

Marie, mon enfant, je vous en prie... je vous en conjure... ne croyez rien de ce que dit cet homme.

M'enlever Marie... jamais !...

(avec reproche)

Et vous aussi, Sulpice.

(à Tonio.)

Sortez, monsieur, je vous l'ordonne. Quant à vous, Marie, rentrez dans votre appartement... et si vous avez quelque affection pour moi, vous m'écouterez, vous m'obéirez comme à la personne qui vous aime le plus et le mieux au monde: allez, mon enfant, allez !

Restez, Sulpice !...

Nous sommes seuls... répondez: croyez-vous qu'ils auraient l'audace de venir ici, chez moi... me forcer...

Ah ! ne prononcez pas ce nom-là !...

Sulpice !...

(S'arrêtant tout-à-coup.)

Écoutez-moi, vous êtes un honnête homme, vous ne voudriez pas perdre une pauvre femme qui se confie à vous.

Il y a des secrets qui brisent le cœur, vous me plaindrez, je l'espère, et vous ne m'abandonnerez pas !...

La haute noblesse de ma famille, son désir de me faire contracter un mariage digne de mon nom, m'avait condamnée au célibat, bien au-delà de l'âge où les demoiselles de mon rang se marient d'ordinaire. J'avais trente ans, et quoique belle alors, j'étais libre encore...

Le capitaine Robert m'avait vue... et mes faibles attraits lui inspirèrent des pensées bien coupables...

Charmant !... je l'aimais, je ne m'en défends pas... et malgré mon horreur pour une mésalliance, je lui aurais donné ma main, si son départ pour une campagne nouvelle ne nous eût brusquement séparés à Genève, où j'avais eu la faiblesse de le suivre en secret...

Quelque temps après, je revins l'attendre dans ce château... mais j'y revins seule... sans elle...

Ma fille !...

Ma fille... dont il fallait cacher la naissance au risque de me perdre...

Comprenez-vous, maintenant, pourquoi entourée de cette noblesse si fière, si hautaine... je tremble que mon secret n'éclate à tous les yeux... comprenez-vous aussi... que j'aime Marie, et que me l'enlever ce serait m'arracher la vie...

Ce mariage sauve tout... il donne un nom, un rang à celle que je ne puis avouer... et me permet de lui assurer toute ma fortune... décidez Marie à le contracter... et j'aurai pour vous une éternelle reconnaissance !...

Et quant à mou aveu, songez-y, Sulpice... c'est ma vie, mon honneur que je vous ai confiés !...

Qu'y a-t-il ?... que me voulez-vous ?...

A mon dieu ! dans quel moment !...

Eh bien ! faites entrer Le notaire... c'est ici que je recevrai... sortez !...

Ne perdez pas un instant... allez trouver Marie... allez !...

Mais je le voudrais maintenant, que je ne le pourrais plus sans un bruit, un scandale qui éveillerait peut-être des soupçons !... eh ! tenez, les voici... je compte sur vous, sur vous seul, mon brave Sulpice...

(Lui tendant la main.)

Mon ami !...

J'éprouve un trouble... une agitation... et recevoir dans un pareil moment !  

(Allant à La duchesse qui entre.)

Ah ! madame la duchesse... avec quelle impatience nous vous attendions, ma nièce et moi... je vais avoir l'honneur de vous la présenter tout à l'heure...

Elle va venir... sa toilette qu'elle finit... elle a tant à cœur de plaire à madame la duchesse... et puis, vous le savez... le trouble, l'émotion d'un pareil moment !...

Sans doute... elle a les nerfs si délicats... je vais envoyer savoir...

(Apercevant Sulpice, bas.)

Ah ! Sulpice !... eh bien ! Marie ?...

Ah ! mon dieu !

Que faire ?... que devenir ?...

O ciel !...

Y pensez-vous !...

Eh bien ! s'il faut ce dernier sacrifice... allez, et qu'elle vienne à tout prix !...

De Berkenfield !...

Ah ! je me sens mourir !...

Ah ! c'est elle !...  

(s'élançant d'une voix étouffée)

Ma mère...

(l'empêchant d'achever)

Marie !... mon enfant !...

(avec effort, passant à La duchesse)

Oh ! maintenant, j'obéirai... ce contrat... donnez... je suis prête...

O ciel ! tant de douleur,

et c'est pour moi... si soumise et si bonne.

(Courant à Marie qui va signer.)

Arrêtez ! arrêtez ! l'époux que je lui donne,

ah ! c'est l'époux que son cœur a choisi...

et cet époux... cet époux... le voici !