Acte premier

 

Scène première

Le théâtre représente un site champêtre du Tyrol. A droite de l'acteur, une chaumière. À gauche, au deuxième plan, un commencement de village. Au fond, des montagnes.
La marquise, Hortensius, Tyroliens, Tyroliennes.

 Q 

La marquise, Hortensius, Tyroliens, Tyroliennes

 
[Introduction]

 N 

 
Au lever du rideau, des Tyroliens sont en observation sur la montagne du fond. Un groupe de femmes est agenouillé devant une madone de pierre. La marquise de Berkenfield, assise dans un coin de la scène, se trouve mal de frayeur, soutenue par Hortensius, son intendant, qui lui fait respirer des sels. On entend une marche militaire qui semble s'approcher.
 

CHŒUR DE TYROLIENS

L'ennemi s'avance,  

amis, armons-nous !

et, dans le silence,

préparons nos coups.

CHŒUR DE FEMMES
(priant)

Sainte madone !

douce patrone !

à tes genoux,

chacun te prie !...

Vierge Marie,

protège-nous !

HORTENSIUS
(à la Marquise)

Allons, allons, madame la marquise,

remettez-vous et faites un effort !

LA MARQUISE

Par l'ennemi, se voir ainsi surprise !

Hélas ! c'est pire que la mort !

TYROLIENS

L'ennemi s'avance,

amis, armons-nous !

et, dans le silence,

préparons nos coups.

Ensemble

FEMME
(priant)

Sainte madone !

douce patrone !

à tes genoux,

chacun te prie !...

Vierge Marie,

protège-nous !

 

UN PAYSAN

(accourant du fond)  

Les Français quittent les montagnes...

nous sommes sauvés, mes amis !...

 

CHŒUR DE FEMMES

Enfin, la paix revient dans nos campagnes;

quel bonheur pour notre pays !

 

LA MARQUISE

Premier couplet  

Pour une femme de mon nom,

quel temps, hélas ! qu'un temps de guerre !

aux grandeurs on ne pense guère...

rien n'est sacré pour le canon !

Aussi, vraiment, je vis à peine...

je dépéris, je le sens bien...

jusqu'aux vapeurs, à la migraine,

l'ennemi ne respecte rien !

Deuxième couplet

Les Français, chacun me l'assure,

sont aussi braves que galans...

pour peu qu'on ait de la figure,

ils deviennent entreprenans...

Aussi, je frémis quand j'y pense !

hélas ! je les connais trop bien...

La beauté, les mœurs, l'innocence...

ces gens-là ne respectent rien !

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S

 

LE PAYSAN

Les voilà loin... que votre frayeur cesse !  

CHŒUR

Ils sont partis !... quelle allégresse !...

LA MARQUISE

Puissent-ils ne plus revenir !...

 

CHŒUR GÉNÉRAL

Allons, plus d'alarmes !

Vive le plaisir !

Le sort de leurs armes

bientôt doit pâlir.

De la paix chérie

goûtons la douceur.

Enfin, la patrie

va naître au bonheur !

 

LA MARQUISE
(aux Paysans)

Mes amis, mes chers amis... entourez-moi... ne m'abandonnez pas... J'ai les nerfs dans un état... car, enfin, si c'était une fausse manœuvre, s'ils revenaient sur leurs pas... ces soldats... ces terribles Français !...  

HORTENSIUS

Aussi, qui diable pouvait penser qu'après avoir séjourné deux mois sur la frontière, ils allaient se mettre en marche, juste le jour où madame la marquise quittait son château pour passer en Autriche...

LA MARQUISE

Que faire ?... que devenir ?... Continuer ma route... je n'ose pas... Hortensius, j'ai eu grand tort de partir... de céder à vos conseils... mais vous trembliez tant !...

HORTENSIUS

C'est que la peur de madame m'avait gagné...

LA MARQUISE

Oh ! moi, une femme... c'est permis... et quand on a déjà été victime de la guerre...

LES PAYSANS

Vous ?...

HORTENSIUS
(avec un soupir)

Oui, mes amis... oui... madame la marquise a été victime... il y a long-temps...

LA MARQUISE

Dans cette panique de Méran, qui mit tous nos villages en fuite... un affreux malheur...

TOUS

Quoi donc ?...

HORTENSIUS
(bas aux paysans)

Silence ! ne lui parlez pas de ça... elle se révanouirait... ça ne manque jamais !...

LA MARQUISE

Et lorsque je songe à quoi je suis exposée aujourd'hui !... moi, la dernière des Berkenfield... si j'allais rencontrer ce régiment !...

HORTENSIUS

Je serais là pour vous défendre, pour vous protéger...

LA MARQUISE

Soit ! mais avant de prendre un parti, assurez-vous s'il n'y a plus de danger... Je vous attends là, dans cette chaumière... et, surtout, veillez bien sur ma voiture... et quand je pense que mon or, mes bijoux, tout est là exposé, comme moi, au pillage... Allez, Hortensius, et surtout ne me laissez pas trop long-temps seule...

HORTENSIUS

Non, madame la marquise !...

LA MARQUISE
(aux Paysans)

Mes amis, je ne vous quitte pas... Je vous confie mon honneur.

 
(Elle entre avec eux dans la chaumière.)

La marquise, Tyroliens, Tyroliennes ->

 

Scène deuxième

Hortensius, puis Sulpice.

 

HORTENSIUS

(seul)  

Quelle position pour un intendant calme et pacifique...! se voir tout-à-coup transporté au sein des horreurs de la guerre !... Je ne sais pas si c'est de froid, mais je tremble horriblement... Allons, allons... du cœur... on est homme, que diable !... et si je me trouvais face à face avec un de ces enragés de Français, je lui dirais... je lui dirais...

(Il se retourne et aperçoit Sulpice qui entre.)

Monsieur, j'ai bien l'honneur de vous saluer !...

 

<- Sulpice

SULPICE

(entrant sans le voir)  

Ont-ils des jambes, ces gaillards-là !... les voilà qui se sauvent dans leurs montagnes, comme si nous allions à la chasse aux chamois...

(Apercevant Hortensius.)

Ah ! ils ont oublié celui-là !...

HORTENSIUS

(saluant de loin)

Monsieur l'officier...

SULPICE

Avance à l'ordre, fantassin... Qu'est-ce que tu fais ici ?...

HORTENSIUS
(tremblant)

Moi ?... rien !... je passais par hasard !...

SULPICE

Eh mais ! on dirait que tu as le frisson !...

HORTENSIUS

Au contraire... j'étouffe... je suis tout en eau !...

SULPICE

Ah ça ! il n'y a donc que des poltrons dans ce pays-ci ?...

HORTENSIUS
(vivement)

Je n'en suis pas du pays... Je voyage avec ma maîtresse... une grande et noble dame qui va partir, si vous le permettez !...

SULPICE

Son âge ?...

HORTENSIUS

Cinquante ans !...

SULPICE

Accordé.

HORTENSIUS

Merci, mon officier !...

SULPICE
(vivement)

Sergent !... A propos, fais-moi donc le plaisir de dire à tous ces trembleurs-là, qu'ils peuvent montrer leurs oreilles... Nous venons mettre la paix partout... protéger les hommes, quand ils vont au pas... et les femmes, quand elles sont jolies...

HORTENSIUS

Oui, mon officier !...

SULPICE

Sergent !... Et quant à ceux qui s'embusquent dans leurs bois, dans leurs montagnes, pour continuer la guerre, puisqu'ils ne veulent pas être Bavarois... ils n'ont qu'à se faire Français... C'est dans la proclamation... à ce qu'on m'a dit... car je ne l'ai pas lue... et pour cause... Allons ! volte-face, et bon voyage !...

HORTENSIUS

Merci, mon officier

SULPICE
(brusquement)

Sergent !...

HORTENSIUS
(à part, étonné)

Ah ça ! pourquoi diable m'appelle-t-il sergent... Ce sont de braves gens, si vous voulez... mais ils ont des figures...

SULPICE

Tu dis ?...

HORTENSIUS

Rien, mon officier... rien que de très flatteur pour vous... Je cours prévenir madame la marquise...

(A part, en sortant.)

Allons voir si la chaise de poste est en sûreté.

(Il sort par le fond.)

Hortensius ->

 

Scène troisième

Sulpice, puis Marie

 

SULPICE

(regardant à droite)  

Qui est-ce qui nous arrive-là ?... les camarades ! sans doute... Eh non, c'est Marie, notre enfant... la perle, la gloire du vingt-unième... J'espère que cette figure-là n'aurait pas fait fuir les autres !...

 

<- Marie

[Duo]

 N 

 

SULPICE

(la voyant arriver)  

La voilà ! la voilà... mordié qu'elle est gentille !...

Est-il heureux, le régiment

qui possède une telle fille !...

MARIE
(avec transport)

Mon régiment !... j'en suis fière vraiment !

C'est lui dont l'amitié sincère

a veillé sur mes jeunes ans...

SULPICE
(avec joie)

N'est-ce pas ?...

MARIE

C'est lui seul qui m'a servi de père !...

et de famille, et de parens !...

SULPICE

N'est-ce pas ?...

MARIE

Aussi, sans flatterie,

je crois que je lui fais honneur !...

SULPICE
(la montrant)

Oui, comme un ange elle est jolie !...

MARIE
(avec énergie)

Et comme un soldat j'ai du cœur !

Au bruit de la guerre

j'ai reçu le jour...

À tout, e préfère

le son du tambour;

sans crainte, à la gloire

je marche soudain...

patrie et victoire,

voilà mon refrain !

SULPICE
(avec orgueil)

C'est pourtant moi, je le confesse,

qui l'élevai comme cela...

Jamais, jamais une duchesse

n'aurait de ces manières-là !

MARIE

Au bruit de la guerre

j'ai reçu le jour !...

À tout, je préfère

le son du tambour;

sans crainte, à la gloire

je marche soudain...

patrie et victoire,

voilà mon refrain !

Ensemble

SULPICE

Au bruit de la guerre

elle a reçu le jour !...

Et son cœur préfère

le son du tambour;

sans crainte, à la gloire

elle marche soudain...

patrie et victoire,

voilà son refrain !

 

SULPICE
(à Marie)

Quel beau jour, quand la providence,

enfant, te jeta dans nos bras !...

quand tes cris rompaient le silence

de nos camps et de nos bivouacs !...

MARIE

Chacun de vous, en tendre père,

sur son dos me portait gaîment !

Et j'avais, fille militaire,

pour berceau votre fourniment !

SULPICE

Où tu dormais paisiblement...

MARIE

Où je dormais complètement.

SULPICE, MARIE

Au doux bruit du tambour battant !

MARIE

Mais, maintenant que je suis grande,

comme on a la main au bonnet !

SULPICE

C'est la consigne... on recommande,

à tous tes pères, le respect !...

MARIE

Aux jours de fête ou de ravage

on me retrouve au champ d'honneur !

SULPICE

Aux blessés rendant le courage...

ou serrant la main du vainqueur !

MARIE

Et puis le soir, à la cantine,

qui vous ranime par son chant ?...

SULPICE

Qui nous excite et nous lutine ?

Crédié ! c'est encor notre enfant !...

MARIE

Puis, au régiment, voulant faire

mes preuves de capacité,

on m'a fait passer vivandière.

SULPICE

Nommée à l'unanimité !...

SULPICE

Oui, morbleu !

elle est vivandière

nommée à l'unanimité !

Ensemble

MARIE

Oui, morbleu !

je suis vivandière

nommée à l'unanimité !

 

MARIE
(avec énergie)

Oui, je le crois, à la bataille,

s'il le fallait, je marcherais !

SULPICE

Elle marcherait !

MARIE
(de même)

Oui, je braverais la mitraille,

et comme vous je me battrais !

SULPICE

Elle se battrait !

MARIE

On dit que l'on tient de son père,

je tiens du mien !

SULPICE
(avec joie)

Elle tient du sien !

MARIE

Comme à lui, la gloire m'est chère !

Je ne crains rien !

SULPICE

Elle ne craint rien !

MARIE

En avant ! en avant !

C'est le cri du régiment !

SULPICE, MARIE

En avant ! en avant !

C'est le cri du régiment !

MARIE

Au bruit de la guerre

j'ai reçu le jour !...

À tout, je préfère

le son du tambour;

sans crainte, à la gloire

je marche soudain...

patrie et victoire,

voilà mon refrain !

Ensemble

SULPICE

Au bruit de la guerre

elle a reçu le jour !...

Et son cœur préfère

le son du tambour;

sans crainte, à la gloire

elle marche soudain...

patrie et victoire,

voilà son refrain !

 

MARIE

Eh bien ! à la bonne heure, mon ancien... te voilà plus gai qu'hier !...  

SULPICE

Comment, plus gai ?... Mais je le suis toujours !...

MARIE

Oh ! toujours !... j'ai bien vu qu'hier on essuyait une larme... on passait sa main sur ces vieilles moustaches... ce qui est signe d'orage... Il y avait là du chagrin...

SULPICE

Un peu, c'est vrai !... j'avais le cœur serré comme le soir d'une bataille, quand on compte les amis qu'on a perdus... Je me rappelais qu'il y a douze ans, à pareil jour, je traversais ces mêmes montagnes avec de braves camarades qui n'y sont plus... De ce temps-là, vois-tu, Marie, il ne reste plus que moi...

(Lui tendant la main.)

Et toi !...

MARIE

Comme ça, nous sommes les deux plus vieux grenadiers du régiment !...

SULPICE

Je m'y vois encore... Les Autrichiens fuyaient devant nous... la route était couverte de caissons brisés... de paysans qui demandaient grâce !... tout à coup, dans la foule, sous les pieds des chevaux, nous apercevons un enfant abandonné qui semblait nous sourire et nous tendre ses petites mains...

MARIE

C'était moi !...

SULPICE

Mes amis, nous cria un vieil officier qui était à notre tête... Il est resté à Eylau celui-là !... «Mes amis, c'est le ciel qui nous donne cet enfant... il sera le nôtre...» et il t'élevait dans ses bras... nous agitions nos shakos au bout de nos fusils, en répétant: «Oui ! oui !... notre enfant...» et le régiment t'adopta... et tu fus baptisée sur le champ de bataille... où nous t'avions trouvée... et voilà comme tu es devenue la fille du vingt-unième.

MARIE

La fille du régiment...

SULPICE

Élevée avec nos économies... une retenue sur la paye de chaque mois... aussi, l'éducation est soignée, quoique tu sois un peu gâtée, et que tu nous mènes comme le tambour... n'importe ! obéissance passive... ça se transmet de grenadier en grenadier... les soldats s'en vont, mais le régiment reste... et les conscrits qui nous arrivent te disent, en défilant devant toi, la main au bonnet: Bonjour, ma fille !...

MARIE

(faisant le même geste)

Et je leur réponds: Bonjour, mon père !...

SULPICE

Au fait, tu n'en as pas d'autre !... il n'y a pas eu moyen de découvrir ton pays, ta famille, malgré la lettre amphigourique que nous avions trouvée auprès de toi, et qui a passé dans mon sac, à poste fixe...

MARIE

Mon bon Sulpice !...

SULPICE

Aussi, nous remplirons à ton égard tous les devoirs de la paternité... Et quand ton cœur aura pris sa feuille de route... ton père s'assemblera en masse, et s'occupera de ton établissement.

MARIE

Oh ! ça ne presse pas !...

SULPICE

Comme tu me dis ça !... Est-ce que, par hasard, les camarades auraient raison ?...

MARIE
(troublée)

Les camarades...

SULPICE
(l'examinant)

Ils racontent, que depuis quelque temps, tu sors seule de la cantine, que tu sembles les éviter... et qu'au dernier campement, ils ont vu quelqu'un te quitter brusquement, comme ils arrivaient... Mais ce n'est pas vrai, n'est-ce pas ?...

MARIE

Si fait !... et je ne veux rien te cacher...

SULPICE

V'là que j'ai le frisson !...

MARIE

Que veux-tu ?... on n'est pas maître des rencontres... Figure-toi, qu'un matin, je m'étais écartée du camp... je courais de rocher en rocher, pour me faire un bouquet... Voilà que j'aperçois une fleur... oh ! la jolie fleur !... je l'ai gardée, elle est là !... toujours là... Tout à coup, mon pied glisse... je pousse un cri, et je tombe !...

SULPICE

Ah ! mon dieu !...

MARIE

Dans les bras d'un jeune homme qui se trouvait là...

SULPICE

Dans les bras d'un jeune homme !...

MARIE

Mais, écoute donc !

SULPICE

Une jeune fille ne doit tomber que dans les bras de son père.

MARIE

Dam ! je ne pouvais pas rester en l'air, en attendant le régiment.

SULPICE

C'est juste !... Et ce jeune homme était ?...

MARIE

Très-gentil.

SULPICE

J'en étais sûr... c'est toujours comme ça dans les rencontres... Mais son grade, son état, son pays ?...

MARIE

Tyrolien... partisan, à ce qu'il m'a dit depuis.

SULPICE

Tu l'as donc revu ?

MARIE

Est-ce que je pouvais faire autrement ! Dès que je sortais du camp pour aller aux provisions, je le trouvais sur mes pas ; le matin, le soir, il était là... me suivant, me guettant... et toujours si respectueux, le pauvre garçon... à peine s'il osait me regarder en parlant !

SULPICE
(s'oubliant)

En v'là un imbécile !

(Se reprenant.)

Non, non... du tout, au contraire... C'est très-bien... c'est-à-dire, c'est très-mal à toi de fréquenter un ennemi... un de ces maudits tirailleurs, qui, j'en suis sûr, s'embusquent dans leurs buissons, et nous tirent au gîte comme des lapins !

MARIE

Oh ! quant à lui, je répondrais bien qu'il en est incapable... il a l'air si bon, si honnête, si doux !

SULPICE

Peste ! notre fille, comme tu le défends !... Tu m'as joliment l'air de passer à l'ennemi avec armes et bagages.

MARIE
(tristement)

Ne crains rien... c'est fini... nous nous sommes quittés, il y a deux jours. Quand le régiment s'est remis en marche, il m'a fait ses adieux... (Très-émue.) Et nous ne nous verrons plus !

SULPICE

Eh bien ! tant mieux morbleu ! Est-ce que tu es faite pour être aimée d'un étranger, d'un ennemi ?... une fille comme toi peut prétendre aux plus hauts partis. Quand on a l'honneur de posséder un père comme le tien... un père composé de quinze cents héros... d'ailleurs, tu ne dois épouser que l'un de nous... un brave du vingt-unième, c'est promis.

MARIE

Oui, oui, c'est juré. Tu as raison... je m'y suis engagée... c'est bien le moins, pour reconnaître vos soins, votre affection... Et puis, est-ce que je pourrais vous quitter ! Allons, n'y pensons plus... Mais, c'est égal... c'est dommage... il était gentil, notre ennemi.

SULPICE

Qu'est-ce que j'entends là ?

MARIE

Ce sont les autres qui viennent nous chercher... Je cours enlever ma cantine. (À Sulpice.) Adieu, mon père !...

SULPICE

Adieu, ma fille !...

 

Scène quatrième

Les mêmes, Soldats, Tonio.

<- Soldats, Le caporal, Tonio

 

CHŒUR
(poussant Tonio)

Allons, allons, marche à l'instant !...  

Tu rôdais près de notre camp !

 

MARIE

(redescendant la scène, en apercevant Tonio)  

Qu'ai-je vu, grand dieu ! le voici !

CHŒUR

Qu'on l'entraîne !

MARIE

Arrêtez !...

(à Sulpice)

C'est lui !

SULPICE
(à Marie)

Eh quoi, c'est l'étranger qui t'aime !...

TONIO
(à part, regardant Marie)

Ah ! pour mon cœur quel trouble extrême !

MARIE
(bas à Tonio)

Qui vous amène parmi nous ?...

TONIO
(bas, avec passion)

Puis-je y chercher d'autres que vous !...

 

CHŒUR

(l'entourant)  

C'est un traître,

qui, peut-être,

vient connaître

nos secrets...

qu'il périsse !...

La justice

est propice

aux Français !

 

MARIE

(se précipitant au milieu d'eux)

Un instant, mes amis, un instant, je vous prie...

CHŒUR

Non, non... pas de quartier... pour les traîtres, la mort !

 

MARIE
(avec énergie)

Quoi ! la mort à celui qui m'a sauvé la vie !...

CHŒUR

Que dit-elle ?... est-il vrai ?... Ce mot change son sort.

 
[Chant]

 N 

 

MARIE

Un soir, au fond d'un précipice,  

j'allais tomber, sans son secours:

il m'a sauvée en exposant ses jours.

Voulez-vous encor qu'il périsse ?...

LE CAPORAL

Non, vraiment; s'il en est ainsi,

le camarade est notre ami !...

 

TONIO

(Tendant la main aux soldats. À part)  

Je le veux bien !...Car, de cette manière,

je puis me rapprocher de celle qui m'est chère.

SULPICE

Allons, allons... pour fêter le sauveur

de notre enfant, de notre fille !...

buvons, trinquons, à son libérateur !

un tour de rhum: c'est fête de famille.

 
(À Marie, pendant que les soldats s'apprêtent à boire.)
 

SULPICE

Pauvre enfant, quelle ivresse  

s'empare de son cœur !

Cette folle tendresse

doit faire son malheur !

Ensemble

TONIO ET MARIE

Quel instant plein d'ivresse !

Ah ! je sens à mon cœur,

que sa seule tendresse

peut faire mon bonheur !

 

SULPICE
(à Tonio)

Allons ! trinquons à la Bavière,  

qui va devenir ton pays !

TONIO
(avec force)

Jamais ! jamais !... plutôt briser mon verre !...

CHŒUR

Que dit-il ?...

TONIO

À la France ! à mes nouveaux amis !

CHŒUR

À la France, à la France !... à tes nouveaux amis !

SULPICE
(à Marie)

Pour que la fête

soit complète,

tu vas nous dire, mon enfant,

notre ronde du régiment !

CHŒUR
(entourant Marie)

Écoutons, écoutons le chant du régiment !

 
[Ronde]

 N 

MARIE

Premier couplet  

Chacun le sait, chacun le dit,

le régiment par excellence,

le seul à qui l'on fait crédit

dans tous les cabarets de France...

Le régiment, en tout pays,

l'effroi des amans, des maris...

mais de la beauté bien suprême !

Il est là, morbleu !

le voilà, corbleu !

le beau Vingt-et-unième !

S

 

CHŒUR
(répétant)

Le régiment, en tout pays,

l'effroi des amans, des maris...

mais de la beauté bien suprême !

Il est là, morbleu !

le voilà, corbleu !

le beau Vingt-et-unième !

TONIO

Vive le Vingt-et-unième !

MARIE

Deuxième couplet

Il a gagné tant de combats,

que notre empereur, on le pense,

fera chacun de ses soldats,

à la paix, maréchal de France !

Car, c'est connu... le régiment

le plus vainqueur, le plus charmant,

qu'un sexe craint, et que l'autre aime,

il est là, morbleu !

le voilà, corbleu !

le beau Vingt-et-unième !

 

CHŒUR
(répétant)

Oui, c'est connu, le régiment

le plus vainqueur, le plus charmant,

qu'un sexe craint, et que l'autre aime,

il est là, morbleu !

le voilà, corbleu !

le beau Vingt-et-unième !

 
On entend le tambour.
 

SULPICE
(aux soldats)

C'est l'instant de l'appel !... en avant !  

et ne plaisantons pas avec le règlement.

MARIE ET TONIO
(avec joie)

Ils s'en vont !

SULPICE
(à Tonio)

Toi, garçon... hors d'ici !...

MARIE
(vivement)

Il est mon prisonnier, et je réponds de lui !

SULPICE
(entre eux)

Moi, je n'en réponds pas... Allons, suis-les, l'ami !

 
(Deux soldats font sortir Tonio par le fond.)
 

CHŒUR GÉNÉRAL

Dès que l'appel sonne,  

on doit obéir.

Le tambour résonne,

vite, il faut courir ;

mais, en temps de guerre,

narguons le chagrin...

nous ne sommes guère

sûrs du lendemain !

 
(Sulpice, Le caporal et les Soldats, sortent tous avec Tonio.)

Sulpice, Le caporal, Soldats, Tonio ->

 

Scène cinquième

Marie, puis Tonio.

 

MARIE
(seule)

Ils l'ont emmené... Moi, qui aurais tant voulu causer avec lui... Pauvre garçon ! s'exposer ainsi pour me voir... Qu'est-ce que j'entends là ?...  

 

<- Tonio

MARIE

(Apercevant Tonio, qui descend la montagne.)

C'est lui !... ah ! mon dieu ! comme il court !...

TONIO

(accourant)

Me v'là, mam'zelle... me v'là !...

MARIE

Comment, c'est vous ?... Moi, qui croyais...

TONIO

Que je les suivrais !... J'en ai eu l'air... mais, au détour du bois, à deux pas d'ici, j'ai disparu avant qu'ils aient tourné la tête. Nous sommes agiles, voyez-vous, mam'zelle, dans ce pays-ci... d'autant plus, que je n'ai pas risqué de me faire tuer par vos Français, pour venir faire la conversation avec eux... Ils ne sont déjà pas si aimables... le vieux surtout, qui vous a une figure que je ne peux pas souffrir...

MARIE

C'est mon père !...

TONIO

Le vieux ?... Alors, je me trompais... c'est le petit qui était là...

MARIE
(souriant)

C'est encore mon père !...

TONIO
(stupéfait)

Ah bah !... Alors c'est les autres...

MARIE

C'est toujours mon père...

TONIO

Ah ça ! vous en avez donc un régiment ?...

MARIE

Juste !... le régiment... mon père adoptif... je leur dois un état, une éducation soignée... Il n'y pas une fille plus heureuse que moi !...

TONIO

Vrai ?... Oh alors, mam'zelle, ce sont de braves gens... et je vais les aimer à votre intention... Mais c'est égal... sans vous, tout à l'heure...

MARIE

Mais aussi, pourquoi veniez-vous aussi près de notre camp... puisque nous nous étions dit adieu... puisque nous ne devions plus nous revoir...

TONIO

Hélas ! mam'zelle... je le croyais... je le voulais même... car enfin, vous êtes Française, je suis Tyrolien... Mais hier, quand j'ai entendu votre régiment se mettre en marche... quand j'ai pensé que vous quittiez le pays... peut-être pour toujours... je n'y ai pas tenu... je me suis sauvé... j'ai couru sur vos traces... et me voilà !...

MARIE

Mais enfin, M. Tonio... qu'est-ce que vous me voulez ?... qu'est-ce que vous venez faire ici ?

TONIO

Je viens vous dire que je vous aime... que je n'aimerai jamais que vous... et que je mourrais plutôt que de vous oublier ou de vous perdre...

 
[Duo]

 N 

 

MARIE
(à Tonio)

Quoi ! vous m'aimez ?...  

TONIO

Si je vous aime !...

Écoutez !... écoutez !... et jugez vous-même.

MARIE
(souriant)

Voyons, écoutons !

Écoutons et jugeons !...

TONIO

Depuis l'instant où, dans mes bras,

je vous reçus toute tremblante,

votre image douce et charmante,

nuit et jour, s'attache à mes pas...

MARIE

Mais, monsieur, c'est de la mémoire,

de la mémoire... et voilà tout...

TONIO

Attendez... attendez... vous n'êtes pas au bout !

à mes aveux vous allez croire !...

MARIE

Voyons, écoutons !

Écoutons et jugeons !

TONIO

Le beau pays de mon enfance,

les amis que je chérissais...

Ah ! pour vous, je le sens d'avance,

sans peine je les quitterais !...

MARIE

Mais une telle indifférence

est très-coupable assurément !

TONIO
(avec feu)

Et puis enfin, de votre absence,

ne pouvant vaincre le tourment

j'ai bravé jusque dans ce camp,

le coup d'une balle ennemie...

MARIE

Ah ! je le sais... et c'est affreux...

Quand on aime les gens pour eux,

l'on conserve son existence...

TONIO
(à part)

A cet aveu si tendre,

non, son cœur, en ce jour,

ne sait pas se défendre,

car c'est là de l'amour !

Ensemble

MARIE
(à part)

De cet aveu si tendre,

on, mon cœur en ce jour,

ne sait pas se défendre,

car c'est là de l'amour !

 

TONIO
(à Marie)

Vous voyez bien que je vous aime !

Mais j'aime seul...

MARIE

Jugez vous-même !

TONIO

Voyons, écoutons !

Écoutons, et jugeons !

MARIE

Long-temps coquette, heureuse et vive,

je riais d'un adorateur...

Maintenant, mon âme pensive

sent qu'il est un autre bonheur !

TONIO
(avec joie)

Très-bien ! très-bien !

MARIE

J'aimais la guerre,

je détestais nos ennemis...

mais, à présent, je suis sincère,

(Le regardant.)

pour l'un d'eux, hélas ! je frémis !

TONIO

De mieux en mieux.

MARIE

Et du jour plein d'alarmes,

où, ranimant mes sens, au parfum d'une fleur,

je la sentis humide de vos larmes...

TONIO

Eh bien ?...

MARIE
(baissant les yeux)

La douce fleur, trésor rempli de charmes,

depuis ce jour n'a pas quitté mon cœur !

TONIO

De cet aveu si tendre,

non, son cœur, en ce jour,

ne sait pas se défendre,

car c'est là de l'amour !

Ensemble

MARIE

De cet aveu si tendre,

non, mon cœur, en ce jour,

ne sait pas se défendre,

car c'est là de l'amour !

 

TONIO

Oui, je t'aime, Marie...

je t'aime, et pour toujours !...

Plutôt perdre la vie

que perdre nos amours !

MARIE

Sur le cœur de Marie,

Tonio, compte toujours !...

Plutôt perdre la vie

que perdre nos amours !

Ensemble

TONIO

Oui, je t'aime, Marie,

je t'aime, et pour toujours !...

Plutôt perdre la vie

que perdre nos amours !

 

Scène sixième

Les mêmes, Sulpice.

<- Sulpice

 

SULPICE

(les surprenant au moment où Tonio embrasse Marie)  

Ah ! mille z'yeux !... qu'est-ce que je vois là ?... encore le Tyrolien !...

MARIE

Sulpice !...

TONIO

Ne faites pas attention, mam'zelle... puisque je vous aime... puisque vous m'aimez !

SULPICE

(prenant Tonio par le bras)

C'est ça... ne vous dérangez pas... on a le temps !

MARIE

Eh bien ! quand tu gronderas... ce pauvre garçon ne faisait rien de mal, au contraire...

SULPICE

(entre eux)

Excusez... un baiser !...

MARIE

(naïvement)

Rien qu'un !...

SULPICE

Que ça ?...

TONIO

(s'avançant)

Alors, je vas en prendre un autre !...

SULPICE

(l'arrêtant)

Demi-tour à droite, conscrit !

TONIO

Mais, monsieur le soldat, puisque je l'aime...

SULPICE

Et qu'est-ce qui te l'a permis ?...

TONIO

Mais c'est elle !...

SULPICE

Elle ! ça ne se peut pas, morbleu ! Marie ne peut permettre de l'aimer qu'à un des nôtres... à un brave du vingt-unième, c'est convenu... elle me l'a juré encore tout à l'heure, à moi-même, en personne... il n'y a pas à en revenir !...

TONIO

Comment, mam'zelle... il serait vrai ?

MARIE

Oui, Tonio... j'ai promis de n'épouser qu'un des nôtres, si je me mariais jamais... mais rassurez-vous... je ne me marierai pas... j'y suis décidée... je resterai libre... et comme ça, personne n'aura rien à me reprocher... ni le droit de me rendre malheureuse !...

TONIO

Du tout, mam'zelle... vous vous marierez... et avec moi, encore !...

SULPICE

Suffit !... assez causé !...

TONIO
(courant à elle)

Oh ! vous ne me ferez pas peur, vous !... Laissez donc, mam'zelle... il a beau dire, si vous m'aimez, il n'est pas votre père à lui tout seul... et si les autres me donnent leur consentement... il sera bien obligé d'en passer par là... Adieu ! je ne vous dis que ça !...

(Il sort.)

Tonio ->

 

Scène septième

Sulpice, Marie.

 

SULPICE

En v'là, un audacieux !... me braver en face... moi, Sulpice Pingot, dit le Grognard... que sa majesté l'empereur et roi a décoré du grade éminent de sergent, sur le champ de bataille.  

MARIE

En tout cas ce n'est pas pour ton amabilité...

SULPICE

On ne donne pas de chevrons pour ça !... mais quant à ce maudit Tyrolien, qui veut t'enlever à ton régiment, à tes amis... s'il rôde encore par ici... arrêté comme partisan, et fusillé incontinent !...

MARIE

Quelle horreur !... c'est affreux, ce que tu me dis là... c'est d'un mauvais cœur... d'un méchant soldat...

SULPICE

Un méchant soldat !...

MARIE

Oui, morbleu !... d'un envieux... d'un tyran... et si le régiment pense comme toi... eh bien ! je te quitterai, je vous quitterai tous... et sans regret encore... car enfin, je suis libre, moi !...

SULPICE

Ça n'est pas vrai !...

MARIE

Je suis ma maîtresse !...

SULPICE

C'est ce que nous verrons !

MARIE

Eh bien ! tu le verras ! je m'en irai... je changerai de régiment... Il n'en manque pas dans l'armée, dieu merci !... Et je suis sûre que du moins, j'y trouverai des camarades plus aimables, et surtout plus généreux que toi !...

(Elle sort vivement.)

Marie ->

 

SULPICE

(la rappelant)  

Marie ! Marie !...

(Avec colère.)

Donnez donc de l'éducation à vos enfans !... Mille z'yeux ! une fille que nous avons élevée, qui nous appartient !... elle nous quitterait, l'ingrate !... Ah ! bien oui, si elle croit qu'on change de père comme ça !...

 

Scène huitième

Sulpice, La marquise, Hortensius.

<- La marquise, Hortensius

 

HORTENSIUS

(montrant Sulpice à la Marquise)  

Voilà l'officier français en question... N'ayez pas peur... Il est fort laid, mais très-aimable !...

LA MARQUISE
(tremblant)

Vous en êtes sûr, Hortensius... Rien que l'habit me fait mal aux nerfs !...

SULPICE
(à lui-même)

C'est pourtant ce blanc-bec-là qui lui tourne la tête, qui lui fait manquer de respect aux anciens... Mais, au fait, c'est un insurgé; je le fais arrêter, je l'envoie à Inspruck, et dans les vingt-quatre heures, fusillé !...

LA MARQUISE
(effrayée)

Ah ! mon dieu !...

HORTENSIUS
(de même, à la Marquise)

Il a dit: Fusillé !...

(Présentant la marquise à Sulpice.)

C'est madame la marquise qui demande à vous parler.

SULPICE

Ah ! c'est madame...

(À part.)

Ils ont de drôles de têtes dans ce pays-ci !

LA MARQUISE

Oui, monsieur le capitaine !...

SULPICE

Merci!

(À part.)

Ils me font monter en grade diablement vite, ces gens- là !

HORTENSIUS

Voici ce que c'est, madame la...

SULPICE

(prenant le milieu)

Silence dans les rangs !... Madame se faisait l'honneur de me dire...

LA MARQUISE

Monsieur le capitaine...

SULPICE

(À part.)

Elle y tient !

(Haut.)

Allez toujours... il n'y a pas de mal, au contraire !...

LA MARQUISE

J'allais partir pour continuer ma route...

HORTENSIUS

Madame la marquise ne faisait que passer...

SULPICE

Silence dans les rangs !

LA MARQUISE

Renonçant à mon voyage, je voulais retourner dans mon château, où l'on est soumis à la Bavière et à la France... mais nos montagnes sont remplies de soldats... et j'ai peur !

SULPICE

Vous êtes bien bonne, madame la marquise !

HORTENSIUS

Vous êtes tous des braves ! on ne craint rien de vous... mais quelquefois !

SULPICE

Silence dans les...

(À part.)

Il est très-bavard, le vieux.

HORTENSIUS

(À part.)

Diable d'homme ! pas moyen de placer un mot !...

LA MARQUISE

J'ai donc pensé que les Français, étant aussi galans que braves, vous ne refuseriez pas de me faire protéger, par quelques-uns de vos soldats, jusqu'à mon château.

SULPICE

A combien d'ici ?

LA MARQUISE

Une petite lieue, tout au plus... De cette montagne, on peut apercevoir les tours de Berkenfield.

SULPICE
(étonné)

De Ber...

HORTENSIUS

...kenfield !...

SULPICE
(surpris)

Permettez, madame la marquise... votre château, vous le nommez ?

LA MARQUISE

Eh ! mais, du même nom que moi !

SULPICE
(avec éclat)

Vous ! sacrebleu ! il se pourrait !... Ah ! pardon, c'est que ce nom-là... Il y a des choses qui coupent la respiration... Ber...

HORTENSIUS

Berkenfield ! C'est un beau nom !...

SULPICE

Eh ! que le diable l'emporte !... Je n'ai jamais pu le prononcer de ma vie... Mais je l'ai bien retenu... C'est donc un nom, un château. Voilà ce qu'on ne pouvait pas deviner... D'ailleurs, comment supposer !...

LA MARQUISE

Que voulez-vous dire ?

SULPICE
(à lui-même)

Et puis, quel rapport entre ce nom-là et celui de Robert !

LA MARQUISE

Plaît-il ? le capitaine Robert ?...

SULPICE

Capitaine, c'est possible ! un Français !... vous l'avez connu ?

LA MARQUISE
(vivement)

Beaucoup, monsieur !...

(Se reprenant.)

C'est-à-dire, non pas moi... mais une personne de ma famille !...

SULPICE

Une cousine... une tante... une sœur ?

LA MARQUISE
(vivement)

Ma sœur... oui, monsieur... c'était ma sœur !

SULPICE

Et cette sœur, elle existe encore ?...

LA MARQUISE

Elle n'existe plus !... Mais de son mariage avec ce Français, il naquit un enfant...

SULPICE
(vivement)

Une fille !...

LA MARQUISE

Comment savez-vous ?... En effet, une pauvre enfant que le capitaine m'adressait avant de mourir... Il y a de cela douze ans... mais le vieux serviteur à qui elle fut confiée, surpris dans la panique de Méran, y perdit la vie... Et la seule héritière de ma fortune et de mon nom...

SULPICE

Votre nièce ?

HORTENSIUS

Qui serait baronne aujourd'hui...

LA MARQUISE

Perdue, abandonnée, écrasée dans la foule... morte, la pauvre enfant !

SULPICE

Sauvée !... sauvée, madame de Krikenfield ! sauvée ! grâce à nous !...

LA MARQUISE

Il se pourrait !... Ah ! mon dieu ! monsieur, soutenez-moi !...

SULPICE

Mille tonnerres !... c'est que j'ai de la peine à me soutenir moi-même.

HORTENSIUS

(passant à la Marquise)

Et vous êtes sûr ?...

SULPICE

Sauvée, vous dis-je ! par de braves gens, qui n'ont pas demandé si elle était française ou ennemie... qui l'ont élevée, nourrie, soignée, la pauvre petite !...

LA MARQUISE

Vous la connaissez donc ?

SULPICE

Si je la connais !...

HORTENSIUS

Elle est loin d'ici ?

SULPICE

A deux pas !...

LA MARQUISE

Ah ! monsieur ! rendez-moi ma nièce, mon enfant... Conduisez-moi près d'elle... Car vous avez la preuve, n'est-ce pas ?

SULPICE

La preuve !

(Allant ouvrir son sac.)

Elle est là, dans mon sac... Une lettre que je n'ai jamais pu lire... Mais, les autres, les savans prétendent qu'avec ça, l'on ne doutera pas de ce qu'est notre Marie...

LA MARQUISE
(le suivant)

Marie !... Il l'appelle Marie !... Mais encore un mot, monsieur... Cette enfant est-elle digne de moi... de son nom... du nom de Berkenfield ?...

SULPICE

(cherchant toujours)

De Berkel... Je crois bien !...

LA MARQUISE

Elle a été élevée...

SULPICE

Parfaitement; je m'en flatte !

HORTENSIUS

Dans des principes...

SULPICE

Solides. Des vertus... et un ton excellent !

 

<- Marie

MARIE

(paraissant au fond)

Ah ! corbleu ! ont-ils soif, ces gaillards-là !

 

Scène neuvième

Les mêmes, Marie.

 

SULPICE
(à part)

La voilà !  

HORTENSIUS
(qui a entendu Marie)

Comme ça jure, ces femmes-là !

MARIE

(s'approchant de Sulpice, qui lui tourne le dos)

Il me boude ! mais, au fait, c'est un ancien, c'est à moi de faire les avances...

(Lui tendant la main.)

Sulpice... mon ami...

SULPICE
(froidement)

Plaît-il ?...

MARIE

Allons, faisons la paix !... Tu sais si je vous aime tous, et si Marie voudrait jamais vous quitter...

LA MARQUISE

Marie, dit-elle... Marie... ce serait...

HORTENSIUS
(à part)

Cette fille-là, une baronne !...

LA MARQUISE
(bas à Sulpice)

La lettre, monsieur... la lettre !

SULPICE

La voilà.

 
(La Marquise la lit des yeux.)
 

MARIE
(à Sulpice)

Eh bien ! tu m'en veux encore... tu détournes les yeux...

SULPICE

Non, mon enfant... non, je ne t'en veux pas... Mais tu seras toujours une bonne fille... tu ne nous oublieras pas...

MARIE

Vous oublier ! moi, mes seuls amis ! ma seule famille !...

SULPICE

Ta famille... tu en as une autre, Marie... une grande, bien noble, bien riche.

MARIE

Comment ! j'aurais encore des parens... des vrais parens ?... Ah ! ne te fâche pas, mais cette idée-là, vois-tu... c'est malgré soi... ça fait plaisir !...

LA MARQUISE
(à Sulpice)

J'ai tout lu, monsieur... Cette lettre est bien du capitaine Robert.

MARIE

Qu'est-ce que dit donc cette dame ?

SULPICE

Elle dit... elle dit, mon enfant... que tu es sa nièce, et que voilà ta tante !...

 
(Il la pousse dans tes bras de la Marquise.)
 

MARIE
(avec explosion)

Ma tante vous êtes ma tante !... Ah ! sacrebleu ! j'en suis bien aise ?...

LA MARQUISE

Ah ! mon dieu ! elle jure...

HORTENSIUS
(à part)

O ciel ! quelle éducation !...

SULPICE

Oui, madame la marquise... Marie, notre enfant, que nous avons adoptée au milieu de la bagarre... Le moyen de retrouver sa famille, avec ça... En attendant, elle était orpheline, abandonnée... Il lui fallait un protecteur, un père... et nous étions là...

LA MARQUISE

C'est bien ! vous êtes de braves gens, vous et vos camarades... Je ne l'oublierai pas.

MARIE

Je vas vous présenter mon père... le régiment tout entier...

(Montrant Sulpice.)

En voilà déjà un échantillon... hein...? il est gentil...

(Tirant ses moustaches.)

Un peu grognard, pourtant !...

LA MARQUISE

Certainement... ils auront des marques de ma reconnaissance... plus tard...

(Bas à Hortensius.)

Il faut l'enlever à ces gens-là !...

HORTENSIUS

(de même)

Le plus vite possible !...

LA MARQUISE

Hortensius, demandez des chevaux à l'instant... il me tarde d'emmener ma nièce dans le château de ses ancêtres...

MARIE

Comment ! au château !... et mes camarades... et ma cantine ?...

LA MARQUISE

Il ne s'agit plus de cela, mon enfant... il faut que vous repreniez désormais le titre et le rang qui vous conviennent... et vous allez me suivre à l'instant...

HORTENSIUS

Sans doute !...

MARIE

Vous suivre !... les abandonner... mes amis... mes bienfaiteurs !...

LA MARQUISE

Je le désire... et au besoin, je le veux !...

MARIE

Et de quel droit, donc, Madame ?...

LA MARQUISE
(avec émotion)

De celui que votre malheureux père m'a donné sur vous en mourant !...

MARIE

Mon père !...

LA MARQUISE

Lisez ce qu'il m'écrivait... et songez-y, Marie, un pareil vœu doit être sacré...

 
(Elle lui donne la lettre.)
 

MARIE
(lisant)

« Madame, demain on se bat... demain, peut-être, je ne serai plus... je remets en vos mains ma fille, qui n'a que vous au monde pour soutien... puisse-t-elle vous payer, en vous obéissant comme la plus tendre fille, de toutes les bontés que vous avez eues pour moi... puisse-t-elle un jour être digne de sa famille... et vous faire oublier les torts de son père, qui la bénit... Robert ! »

(Attendrie à la Marquise.)

Ah ! madame...

SULPICE
(ému, à Marie)

Allons ! du courage... il le faut !

MARIE

Eh bien ! oui... je partirai... mais vous viendrez tous avec moi... tous !...

HORTENSIUS

Miséricorde... un régiment !...

LA MARQUISE

Oui, plus tard, nous verrons... venez, ma nièce...

MARIE

Oh ! non... je ne m'éloigne pas ainsi... je veux les revoir... leur faire mes adieux... mais en ce moment... je n'en aurais ni le courage... ni la force !...

 
(Sulpice va au fond parler à un tambour, qui parait.)
 

LA MARQUISE

Venez, mon enfant... venez... là, un instant, dans cette chaumière...

SULPICE

En attendant le retour des camarades... et tandis que le vieux ira commander les chevaux de Madame...

LA MARQUISE

Hâtez-vous, Hortensius !...

SULPICE

Hâte-toi, Hortensius !...

HORTENSIUS
(à part)

Eh bien ! à la bonne heure... il ne m'appelle plus sergent !...

 
(Marie et Sulpice rentrent dans la chaumière, Hortensius sort du côté opposé.)

La marquise, Marie, Sulpice, Hortensius ->

 

Scène dixième

Les soldats, accourant de tous côtés au bruit du tambour, dont on entend un roulement prolongé.

<- Soldats, Le caporal

 
[Finale]

 N 

 

CHŒUR
(très joyeux)

Rantanplan ! rantanplan !    

Quand le son charmant

du tambour bruyant

nous appelle au régiment,

chaque cœur, à l'instant,

d'un doux battement,

à ce roulement

fait un accompagnement,

rantanplan ! rantanplan !

Plan !

Vive la guerre et ses alarmes !

Et la victoire et les combats !

Vive la mort, quand sous les armes

on la trouve en braves soldats !

S

 

LE CAPORAL

(regardant au fond)  

Qui nous arrive là ?... eh ! c'est le jeune paysan de ce matin... une nouvelle recrue... un nouveau soldat !...

 

Scène onzième

Les mêmes, Tonio, avec la cocarde française à son bonnet.

<- Tonio

 
[Cavatine]

 N 

 

TONIO

Ah ! mes amis, quel jour de fête !    

Je vais marcher sous vos drapeaux.

L'amour qui m'a tourné la tête,

désormais me rend un héros.

Oui, celle pour qui je soupire,

à mes vœux a daigné sourire

et ce doux espoir de bonheur

trouble ma raison et mon cœur !

S

Sfondo schermo () ()

 

CHŒUR
(montrant Tonio)

Le camarade est amoureux !

TONIO

Et c'est en vous seuls que j'espère.

CHŒUR

Quoi ! c'est notre enfant que tu veux !

TONIO

Donnez-la-moi, messieurs son père.

CHŒUR

Non pas... elle est promise à notre régiment !

TONIO

Mais j'en suis, puisqu'en cet instant

je viens de m'engager, pour cela seulement !

CHŒUR

Tant pis pour toi !

TONIO

Mais votre fille m'aime !

CHŒUR

Se pourrait-il !... quoi ! notre enfant !

TONIO
(avec passion)

Elle m'aime, vous dis-je... ici, j'en fais serment !

 
(Les soldats se consultent entre eux.)
 

CHŒUR

Que dire et que faire ?

Puisqu'il a su plaire,

faut-il en bon père

ici, consentir ?

Mais pourtant j'enrage,

car c'est grand dommage

de l'unir avec

un pareil blanc-bec !

 

TONIO

Eh bien ?

CHŒUR

Eh bien ? Si tu dis vrai, son père, en ce moment,

(Avec solennité.)

te promet son consentement...

TONIO
(avec transport)

Pour mon âme

quel destin !

J'ai sa flamme,

j'ai sa main !

Jour prospère !

Me voici

militaire

et mari !

CHŒUR

Puisqu'il a su plaire,

il faut en bon père

ici consentir ?

Mais pourtant j'enrage,

car c'est grand dommage

de l'unir avec

un pareil blanc-bec !

Ensemble

TONIO

Pour mon âme

quel destin !

J'ai sa flamme,

j'ai sa main !

Jour prospère !

Me voici

militaire

et mari !

 

Scène douzième

Les mêmes, Sulpice et Marie, sortant de la chaumière.

<- Sulpice, Marie

 

TONIO
(à Sulpice)

Elle est à moi !... son père me la donne !...  

SULPICE
(avec humeur)

Elle ne peut être à personne !

Qu'à sa tante, qui va l'emmener de ces lieux !

CHŒUR

Emmener notre enfant ! que dit-il donc, grands dieux !

TONIO

L'emmener loin de moi !... mais c'est un rêve affreux !

MARIE

(se rapprochant des soldats)

 
[Romance]

 N 

 

MARIE

Premier couplet  

Il faut partir !

Il faut, mes bons compagnons d'armes,

désormais, loin de vous m'enfuir !

Mais par pitié cachez-moi bien vos larmes,

vos regrets pour mon cœur, hélas ! ont trop de charmes !

Il faut partir !

Deuxième couplet

Il faut partir !

Adieu ! vous que, dès mon enfance,

sans peine, j'appris à chérir,

vous, dont j'ai partagé les plaisirs, la souffrance,

au lieu d'un vrai bonheur, on m'offre l'opulence,

il faut partir !

S

 

TONIO
(à Marie)

Eh bien ! si vous partez, je vous suis...  

SULPICE

Non, vraiment !

N'es-tu pas engagé ?...

MARIE

Tonio!

TONIO

Chère Marie !

MARIE

Ce coup manquait à mon tourment...

le perdre !... quand à lui je pouvais être unie !

 

CHŒUR

Ô douleur ! ô surprise !  

Elle quitte ces lieux !...

Au diable ! la marquise

qui l'enlève à nos vœux !

aux combats, à la guerre,

près de nous, cette enfant

est l'ange tutélaire

de notre régiment !

 

TONIO ET MARIE
(à part)

Plus d'avenir ! plus d'espérance !

Mon bonheur n'a duré qu'un jour !

Que faire, hélas ! de l'existence,

quand on perd son unique amour !

 

Scène treizième

Les mêmes, La marquise, sortant de la chaumière.

<- La marquise

 

LA MARQUISE
(à Marie)

Suis-moi ! suis-moi... quittons ces lieux !  

MARIE
(aux soldats)

Mes chers amis, recevez mes adieux !

Ta main, Pierre !... Jacques, la tienne !

et toi, mon vieux Thomas !

et toi, mon brave Étienne

qui tout enfant, me portais dans tes bras...

embrasse-moi, Sulpice !...

LA MARQUISE
(avec indignation)

Ah ! quelle horreur, ma nièce !

MARIE

Ils ont pris soin de ma jeunesse...

de ces braves je suis l'enfant !

CHŒUR

C'est la fille du régiment !

SULPICE
(aux soldats)

Allons, enfans, assez de larmes !...

Pour votre fille, portez armes !

Et puis, en route, à la grâce de Dieu !

MARIE
(entraînée par La marquise)

Adieu ! adieu ! adieu ! adieu !

CHŒUR

Adieu ! adieu !

TONIO

Adieu, chère Marie !... adieu !

 
(Les tambours battent aux champs. - Les soldats présentent les armes à Marie, commandés par Sulpice qui s'essuie les yeux. - Marie, au fond du théâtre, leur fait un signe d'adieu, en pleurant, tandis que Tonio, sur le devant de la scène, rejette sa cocarde et la foule aux pieds avec désespoir. - Tableau.)
 

Fin (Acte premier)

Acte premier Acte deuxième

Un site champêtre du Tyrol. A droite de l'acteur, une chaumière. À gauche, au deuxième plan, un commencement de village. Au fond, des montagnes.

La marquise, Hortensius, Tyroliens, Tyroliennes
 

[Introduction]

Chœur, Hortensius, La marquise
L'ennemi s'avance

Les Français quittent les montagnes...

 
La marquise, Chœur
Pour une femme de mon nom

Les voilà loin... que votre frayeur cesse !

 

Mes amis, mes chers amis

Hortensius
La marquise, Tyroliens, Tyroliennes ->

Quelle position pour un intendant

Hortensius
<- Sulpice

Ont-ils des jambes, ces gaillards-là !...

Sulpice
Hortensius ->

Qui est-ce qui nous arrive-là ?...

Sulpice
<- Marie

[Duo]

Eh bien ! à la bonne heure

Sulpice, Marie
<- Soldats, Le caporal, Tonio

Qu'ai-je vu, grand dieu ! le voici !

Chœur, Marie
C'est un traître

[Chant]

Je le veux bien !...Car, de cette manière

Sulpice, Tonio, Marie
Pauvre enfant, quelle ivresse

Allons ! trinquons à la Bavière

[Ronde]

Marie, Chœur, Tonio, Sulpice
Chacun le sait, chacun le dit

C'est l'instant de l'appel !... en avant !

Marie
Sulpice, Le caporal, Soldats, Tonio ->

Ils l'ont emmené...

Marie
<- Tonio

[Duo]

Marie, Tonio
<- Sulpice

Ah ! mille z'yeux !... qu'est-ce que je vois là ?...

Marie, Sulpice
Tonio ->

En v'là, un audacieux !...

Sulpice
Marie ->

Marie ! Marie !... Donnez donc

Sulpice
<- La marquise, Hortensius

Voilà l'officier français en question

Sulpice, La marquise, Hortensius
<- Marie

La voilà ! / Comme ça jure, ces femmes-là !

La marquise, Marie, Sulpice, Hortensius ->
<- Soldats, Le caporal

(Bruit du tambour, dont on entend un roulement prolongé.)

[Finale]

Qui nous arrive là ?... eh !

Soldats, Le caporal
<- Tonio

[Cavatine]

Soldats, Le caporal, Tonio
<- Sulpice, Marie

Elle est à moi !... son père me la donne !...

[Romance]

Marie, Chœur, Sulpice, Tonio
Il faut partir !

Eh bien ! si vous partez, je vous suis...

Chœur, Tonio, Marie
Ô douleur ! ô surprise !
Soldats, Le caporal, Tonio, Sulpice, Marie
<- La marquise
La marquise, Marie, Chœur, Sulpice
Suis-moi ! suis-moi... quittons ces lieux !
 
Scène première Scène deuxième Scène troisième Scène quatrième Scène cinquième Scène sixième Scène septième Scène huitième Scène neuvième Scène dixième Scène onzième Scène douzième Scène treizième
Un site champêtre du Tyrol. A droite de l'acteur, une chaumière. À gauche, au deuxième plan, un commencement... Un salon ouvrant, par trois portes au fond, sur une vaste galerie donnant sur le parc. Portes latérales. À...
[Introduction] [Duo] [Chant] [Ronde] [Duo] [Finale] [Cavatine] [Romance] [Trio] [Cavatine] [Cabaletta] [Romance] [Finale] [Chœur général]
Acte deuxième

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