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Les Troyens

LES TROYENS

Opéra en cinq actes avec un prologue.

Version synthétique édité par www.operalib.eu.

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Livret et musique de Hector BERLIOZ.
Première représentation : 4 novembre 1863, Paris.


Personnages:

PRIAM roi des Troyens

basse

HÉCUBE reine des Troyens

soprano

HELENUS prêtre troyen, fils de Priam

ténor

ÉNÉE héros troyen, fils de Vénus et d’Anchise

ténor

ASCAGNE jeune fils d’Énée (15 ans)

soprano

CASSANDRE prophétesse troyenne, fille de Priam

mezzo-soprano

CHORÈBE jeune prince d’Asie, fiancé de Cassandre

baryton

PANTHÉE prêtre troyen, ami d’Énée

basse

UN SOLDAT troyen

basse

POLYXÈNE sœur de Cassandre

soprano

LE SPECTRE D'HECTOR héros troyen, fils de Priam

basse

UN CHEF GREC

basse

ANDROMAQUE veuve d’Hector

autre

ASTYANAX son fils (8 ans)

autre

LE RAPSODE

autre

DIDON reine de Carthage, veuve de Sichée prince de Tyr

mezzo-soprano

ANNA sœur de Didon

contralto

NARBAL ministre de Didon

basse

IOPAS poète tyrien de la cour de Didon

ténor

HYLAS jeune matelot phrygien

ténor

PREMIER SOLDAT troyen

baryton

DEUXIÈME SOLDAT troyen

basse

PREMIER CAPITAIN TROYEN

baryton

DEUXIÈME CAPITAIN TROYEN

basse

L'OMBRE DE PRIAM

basse

L'OMBRE DE CHORÈBE

baryton

LE SPECTRES DE CASSANDRE

mezzo-soprano

Le dieu MERCURE

basse

UN PRÊTRE DE PLUTON

basse


Troyens, Troyennes, Soldats grecs, Rapsodes, Tyriens et Carthaginois, Nymphes de bois, Naïades, Satyres, Faunes et Sylvains, Ombres invisibles.



Acte premier

La prise de Troie

première partie du poème liryque des Troyens.

Tableau unique

L’emplacement du camp abandonné des Grecs dans la plaine de Troie. À gauche du spectateur et à quelque distance dans l’intérieur de Troie, la Citadelle. À droite, le Simoïs, et sur l’un des bords un tumulus, le tombeau d’Achille. Au loin les sommets du mont Ida. Un autel champêtre sur l’avant-scène et près de l’autel un trône élevé.

[N. 1 - Chœur de la populace troyenne]

Le peuple troyen se répandant joyeusement dans la plaine. Soldats, citoyens, femmes, et enfants. Danses, jeux divers. Trois bergers jouent de la double flûte au sommet du tombeau d’Achille.

CHŒUR

Ha ! ha !

Après dix ans passés dans nos murailles,

ah! quel bonheur de respirer

l’air pur des champs, que le cri des batailles

ne va plus déchirer.

(Jeunes garçons et enfants accourant avec des débris d’armes à la main.)

Que de débris ! ~ Un fer de lance !

Je trouve un casque ! ~ Et moi, deux javelots !

Voyez, ce bouclier immense !

Il porterait un homme sur les flots.

Quels poltrons que ces Grecs !

UN SOLDAT

Savez-vous quelle tente

en ce lieu même s’élevait ?

CHŒUR

Non ! Dites-le... C’était ?

UN SOLDAT

Celle d’Achille.

CHŒUR

(se reculant avec terreur)

Dieux !

UN SOLDAT

Restez, troupe vaillante !

Achille est mort, vous pouvez voir ici

sa tombe, la voici.

CHŒUR

C’est vrai ; de ce monstre homicide

Pâris nous délivra. ~ Connais-tu le cheval

de bois, qu’avant de partir pour l’Aulide

construisirent les Grecs ? ~ Ce cheval colossal,

leur offrande à Pallas, dans ses vastes entrailles

tiendrait un bataillon. On abat les murailles.

Dans la ville, ce soir, nous allons le traîner;

on dit que le roi vient tantôt l’examiner !

Où donc est-il ? ~ Sur le bord du Scamandre !

Il faut le voir sans plus attendre !

Courons! courons ! Le cheval! le cheval !

(Ils sortent en tumulte.)

Pendant la fin de la scène précédente, Cassandre a paru au milieu des groupes, parcourant la plaine avec agitation. Son regard est inquiet et égaré.

[N. 2 - Récitatif et air]

CASSANDRE

Les Grecs ont disparu !... mais quel dessein fatal

cache de ce départ l’étrange promptitude ?

Tout vient justifier ma sombre inquiétude !

J’ai vu l’ombre d’Hector parcourir nos remparts

comme un veilleur de nuit, j’ai vu ses noirs regards

interroger au loin le détroit de Sigée...

Malheur! dans la folie et l’ivresse plongée

la foule sort des murs, et Priam la conduit !

Malheureux roi ! dans l’éternelle nuit,

c’en est donc fait, tu vas descendre !

Tu ne m’écoutes pas, tu ne veux rien comprendre,

malheureux peuple, à l’horreur qui me suit !

Chorèbe, hélas, oui, Chorèbe lui-même

croit ma raison perdue !... A ce nom mon effroi

redouble ! Ô dieux ! Chorèbe! il m’aime !

Il est aimé ! mais plus d’hymen pour moi.

Plus d’amour, de chants d’allégresse,

plus de doux rêves de tendresse !

De l’affreux destin qui m’oppresse

il faut subir l’inexorable loi !

(Elle tombe dans une tendre rêverie.)

Chorèbe !... il faut qu’il parte et quitte la Troade.

Chorèbe s’avance vivement.

[N. 3 - Duo]

CASSANDRE

C’est lui !

CHORÈBE

Quand Troie éclate en transports jusqu’aux cieux

vous fuyez les palais joyeux

pour les bois et les champs, pensive hamadryade !

De vous on s’inquiète...

CASSANDRE

Ah ! je cache à vos yeux

le trouble affreux dont mon âme est remplie !

CHORÈBE

Cassandre !

CASSANDRE

Quitte-moi !

CHORÈBE

Viens !

CASSANDRE

Pars, je t’en supplie !

CHORÈBE

Moi, partir ! Te quitter quand le plus saint des nœuds...

CASSANDRE

C’est le temps de mourir et non pas d’être heureux.

CHORÈBE

Reviens à toi, vierge adorée !

Cesse de craindre en cessant de prévoir;

lève vers la voûte azurée

l’œil de ton âme rassurée.

Laisse entrer dans ton cœur un doux rayon d’espoir.

CASSANDRE

Tout est menace au ciel ! Crois en ma voix qu’inspire

le barbare dieu même à nous perdre acharné.

Au livre du destin mon regard a su lire,

je vois l’essaim de maux sur nous tous déchaîné !

Il va tomber sur Troie !

À sa fureur en proie,

le peuple va rugir

et de son sang rougir

le pavé de nos rues;

les vierges demi-nues,

aux bras des ravisseurs,

vont pousser des clameurs

à déchirer les nues !

Déjà le noir vautour,

sur la plus haute tour

à chanté le carnage !

Tout s’écroule ! tout nage

sur un fleuve de sang,

et dans ton flanc

le fer d’un Grec !... Ah !

(Chorèbe soutient un instant dans ses bras Cassandre à demi évanouie.)

CHORÈBE

Pauvre âme égarée !

Reviens à toi, vierge adorée !

Cesse de craindre en cessant de prévoir;

lève vers la voûte azurée

l’œil de ton âme rassurée.

Laisse entrer dans ton cœur un doux rayon d’espoir.

CASSANDRE

La mort déjà plane dans l’air...

et j’ai vu le sinistre éclair

de son froid regard homicide !

Si tu m’aimes, va-t’en

pars !... va rendre à ton père

un appui nécessaire

à ses vieux ans,

inutile pour nous.

CHORÈBE

Eh, de quel œil, si de tel maux sur nous

devaient tomber, chère insensée,

mon père me reverrait-il

fuyant ma fiancée

au moment du péril ?

Mais le ciel et la terre,

oublieux de la guerre

proclament ton erreur.

Cette tiède douceur

du souffle de la brise

et cette mer qui brise

si mollement ses flots

aux caps de Ténédos;

sur la plaine ondoyante

ces tranquilles troupeaux,

ce pâtre heureux qui chante

et ces joyeux oiseaux

semblent ne faire entendre,

sous le céleste dais,

et partout ne répandre

que l’hymne de la paix.

CASSANDRE

Signes trompeurs ! calme perfide !

La mort déjà plane dans l’air,

et j’ai vu le sinistre éclair

de son froid regard homicide !

Quitte-nous dès ce soir,

entends-moi, je t’implore,

dans nos murs que l’aurore

ne puisse te revoir !

D’épouvante j’expire

et mon cœur se déchire !

Pars ce soir, pars ce soir !

CHORÈBE

Te quitter, dès ce soir !

Cassandre! et je t’adore !

Sauve-moi, je t’implore,

d’un affreux désespoir.

Tu veux donc que j’expire ?

Sans pitié peux-tu dire:

pars ce soir, pars ce soir !

CASSANDRE

Si de ton noble amour, Chorèbe,

tu me crus digne un jour, tu partiras !

CHORÈBE

Au nom des dieux du ciel et de l’Érèbe,

Cassandre, tu m’écouteras !

À tes genoux, je tombe

Cassandre !

CASSANDRE

À tant de douleurs je succombe !

Ô dieux cruels !

CHORÈBE

Te quitter, dès ce soir !

Cassandre ! et je t’adore !

Sauve-moi, je t’implore,

d’un affreux désespoir.

Tu veux donc que j’expire ?

Sans pitié peux-tu dire:

pars ce soir, pars ce soir !

Cassandre ! Ô désespoir !

CASSANDRE

Entends-moi, je t’implore

dans nos murs que l’aurore

ne puisse te revoir !

D’épouvante j’expire

et mon cœur se déchire !

Pars ce soir, pars ce soir !

Aveugle et sourd comme eux ! Tu persévères

à t’immoler à ton funeste amour ?

CHORÈBE

Je ne te quitte pas !

CASSANDRE

L’épouvantable jour

te verra donc combattre avec mes frères ?

CHORÈBE

Je ne te quitte pas !

CASSANDRE

Eh bien ! voilà ma main

et mon chaste baiser d’épouse !

Reste ! La mort jalouse

prépare notre lit nuptial pour demain.

CHORÈBE

Viens ! Viens !

(Il l’entraîne éperdue.)

Entrent Ascagne à la tête des enfants, Hécube et les princesses, Énée à la tête des Guerriers troyens, Priam et les prêtres.

[N. 4 - Marche et hymne]

CHŒUR

Dieux protecteurs de la ville éternelle,

recevez notre encens;

et du bonheur de son peuple fidèle

entendez les accents !

Ô vous! divins auteurs de notre délivrance.

Dieu de l’Olympe! Dieu des mers !

Régulateurs de l’univers,

acceptez les présents de la reconnaissance.

[N. 5 - Combat de ceste. Pas de lutteurs]

Danses et jeux populaires.

Andromaque entre à pas lents, tenant par la main Astyanax. Ils sont en deuil - vêtus de blanc - tous les deux.

[N. 6 - Pantomime]

CHŒUR

Andromaque et son fils !

Ô destin !

Ces clameurs de la publique allégresse...

(Astyanax dépose une corbeille de fleurs au pied de l’autel. Andromaque s’agenouille à côté de lui et prie pendant quelques instants.)

Et cette immense tristesse,

ce deuil profond.

(Andromaque se lève et conduit son fils devant le trône de Priam.)

Ces muettes douleurs !

(Elle présente l’enfant au roi et à la reine. Elle attire Astyanax contre son sein et l’embrasse avec une tendresse convulsive.)

Les épouses, les mères pleurent à leur aspect...

(Priam se lève et bénit l’enfant. Hécube le bénit à son tour. Le roi et la reine reprennent place sur leurs trônes.

Astyanax intimidé revient se réfugier auprès de sa mère.

(l’émotion douloureuse d’Andromaque augmente.)

CASSANDRE

(passant au fond du théâtre)

Hélas! garde tes pleurs,

veuve d’Hector...

(Andromaque abaisse son voile.)

à de prochains malheurs

tu dois bien des larmes amères...

(Les larmes la gagnant, Andromaque reprend la main d’Astyanax et passe devant les divers groupes du peuple pour se retirer. La foule s’écarte devant les deux personnages. Plusieurs femmes troyennes pleurant, cachent leur visage sur l’épaule des hommes qui sont auprès d’elles. Les deux personnages s’éloignent à pas lents.)

CHŒUR

Ah!

[N. 6 bis - Scène de Sinon]

CHŒUR

Un traître, un espion ! pour lui, la flagellation !

Sans doute c’est un Grec ! qu’on l’immole à Neptune !

a mort le Grec, à mort le Grec, à mort, à mort !

PRIAM

Pour cette humble infortune

ayez plus de pitié !

Laissez jusques à moi

venir ce malheureux.

CHŒUR

Oui, qu’il réponde au roi,

qu’il parle !

PRIAM

Quel est-tu ? pourquoi dans ces campagnes

te trouvons-nous errant ?

SINON

Pardonne au suppliant, grand roi !

Je l’avouerai, je naquis aux montagnes

du royaume d’Ithaque.

CHŒUR

Ah ! c’est un Grec !

PRIAM

Ton nom ?

CHŒUR

Qu’on le brûle vivant !

SINON

On me nomme Sinon.

Objet de la haine d’Ulysse

je fus pour être offert en sacrifice

désigné par ce chef d’accord avec Calchas.

Les dieux exigeaient mon trépas

pour nous rendre le vent au retour favorable.

J’allais subir mon sort;

mais l’horreur de la mort

m’ouvrit l’asile impénétrable

d’un fétide marais; j’y dérobai ma fuite,

des sacrificateurs je trompai la poursuite,

caché dans les roseaux

jusqu’au départ de nos vaisseaux.

Depuis ce temps, en proie à la faim dévorante

j’erre éperdu, tremblant à l’idée effrayante,

après m’être soustrait à la haine des miens,

de ne point éviter la fureur des Troyens.

Telle est la vérité.

(Depuis quelque temps Cassandre est entrée avec Chorèbe et examine Sinon d’un regard soupçonneux.)

CASSANDRE

Tout n’est que perfidie dans la bouche d’un Grec !

(apaisant la foule d’un geste)

CHŒUR

Oui, Cassandre a raison ! Entraînons-le !

PRIAM

Sinon, je t’accorde la vie

si tu veux me répondre en toute vérité.

SINON

Soyez témoins, ô dieux, de ma sincérité !

PRIAM

Quel est l’objet de l’œuvre merveilleuse

que l’art des Grecs au bord du Scamandre éleva ?

Fut-ce offrande pieuse

ou machine ?

SINON

Ô Priam, Ulysse l’acheva

pour être offerte à Pallas offensée;

et la déesse courroucée

par le sacrilège qu’un jour

Diomède commit sur sa divine image,

a ce prix seul permit notre retour.

Mais Calchas ordonna que d’étage en étage

le cheval s’élevant, devint si monstrueux

que ce présent prodigieux

ne put être introduit dans la ville troyenne.

Car... oui, je l’avouerai pour moi quoi qu’il advienne,

si dans votre Ilion il parvenait jamais,

victorieuse désormais,

la race de Priam ferait trembler la terre

et jusqu’aux murs d’Argos irait porter la guerre.

CHŒUR

Quoi! nous irons à notre tour

piller les Argiens ?

CASSANDRE

Il ment !

CHŒUR

Quelle bataille ! quel incendie!

CASSANDRE

Il ment !

PRIAM

(descend de son trône)

Qu’on abatte la tour

de la porte de Scée, et qu’un pan de muraille

tombe ! allez ! et malgré la ruse de Calchas

installez dans nos murs cette offrande à Pallas.

CHŒUR

À l’œuvre ! obéissons !

CASSANDRE

Dieux éternels ! qu’entends-je ?

Par ta fille... par toi... mon père ! quel étrange

dessein ! je crains les Grecs jusques dans leurs présents !

révoque l’ordre ! ô dieux !

PRIAM

Reprends tes sens, chère fille !

CHŒUR

Elle est folle ! allons !

PRIAM

Laisse à ton père

le soin de protéger son peuple et ses états.

(Plusieurs hommes sortent comme pour aller exécuter l’ordre de Priam.)

CASSANDRE

Ah ! c’est le dernier coup !

CHORÈBE

Elle me désespère !

[N. 7 - Récit]

ÉNÉE

(accourant)

Du peuple et des soldats, ô roi ! la foule

s’enfuit et roule

comme un torrent; on ne peut l’arrêter !

Un prodige inouï vient de l’épouvanter:

Laocoon, voyant quelque trame perfide

dans l’ouvrage des Grecs, a d’un bras intrépide

lancé son javelot sur ce bois, excitant

le peuple indécis et flottant

à le brûler. Alors, gonflés de rage,

deux serpents monstrueux s’avancent vers la plage,

s’élancent sur le prêtre, en leurs terribles nœuds

l’enlacent, le brûlant de leur haleine ardente,

et le couvrant d’une bave sanglante,

le dévorent à nos yeux.

[N. 8 - Ottetto et double Chœur]

PRIAM, PANTHÉE, CHORÈBE, ÉNÉE, HELENUS, CASSANDRE, ASCAGNE, HÉCUBE, LE PEUPLE

Châtiment effroyable !

Mystérieuse horreur !

À ce récit épouvantable

le sang s’est glacé dans mon cœur.

Un frisson de terreur

ébranle tout mon être !

Laocoon ! un prêtre !

Objet de la fureur des dieux,

dévoré palpitant par ces monstres hideux !

Horreur !

CASSANDRE

Ô peuple déplorable !

Mystérieuse horreur !

À ce récit épouvantable

le sang s’est glacé dans mon cœur.

[N. 9 - Récitatif et Chœur]

ÉNÉE

Que la déesse nous protège,

conjurons ce nouveau danger !

Il est trop vrai, Pallas vient de venger

un affreux sacrilège.

PRIAM

Pour l’apaiser, suivez mes ordres sans retard.

ÉNÉE

Déjà sur des rouleaux disposés avec art,

le cheval est placé, que chacun le conduise,

vers le Palladium en pompe l’introduise !

À cet objet sacré formez cortège, enfants,

femmes, guerriers, couvrez de fleurs la voie,

et que jusques dans Troie

la trompette et la lyre accompagnent vos chants !

ENSEMBLE

A cet objet sacré formez cortège, enfants,

femmes, guerriers, couvrez de fleurs la voie,

et que jusques dans Troie

la trompette et la lyre accompagnent vos chants!

CASSANDRE

(parcourant la scène avec égarement)

Malheur !

PRIAM, HÉCUBE, ÉNÉE, PANTHÉE, CHORÈBE, HELENUS

Pallas, pardonne à Troie !

(Ils sortent. Cassandre reste seul sur l’avant-scène. Après avoir fait quelques pas pour suivre la foule, elle rentre brusquement.)

[N. 10 - Air]

CASSANDRE

Non, je ne verrai pas la déplorable fête

où s’enivre, en espoir d’un brillant avenir,

ce peuple condamné, que rien, hélas ! n’arrête

sur la pente du gouffre. Ô cruel souvenir !

Gloire de la patrie !... Et voir s’évanouir

du bonheur le plus pur la séduisante image !

Ô Chorèbe ! Ô Priam !... Vains efforts de courage,

des pleurs d’angoisse inondent mon visage !

[N. 11 - Final: Marche troyenne]

On entend le cortège dans un grand éloignement.

CASSANDRE

De mes sens éperdus... est-ce une illusion ?

Les chœurs sacrés d’Ilion !

CHŒUR

Du roi des dieux, ô fille aimée,

du casque et de la lance armée,

sage guerrière aux regards doux,

à nos destins sois favorable,

rends Ilion inébranlable,

belle Pallas, protège-nous.

CASSANDRE

Quoi, déjà le cortège !... Au loin je l’aperçois !

L’ennemi vient et la ville est ouverte !...

Ce peuple fou qui se rue à sa perte

semble avoir devancé les ordres de son Roi !

(On entend le cortège plus près.)

CHŒUR

Du roi des dieux, ô fille aimée,

du casque et de la lance armée,

sage guerrière aux regards doux,

entends nos voix, vierge sublime,

aux sons des flûtes de Dindyme

se mêler au plus haut des airs.

Que la trompette phrygienne

unie à la lyre troyenne

te porte nos pieux concerts !

CASSANDRE

L’éclat des chants augmente !

L’énorme machine roulant

s’avance!... la voici!

CHŒUR

(entrant en scène)

Du roi des dieux, ô fille aimée,

du casque et de la lance armée,

sage guerrière aux regards doux,

souriante guirlande,

à l’entour de l’offrande

dansez, heureux enfants !

Semez sur la ramée

la neige parfumée

des muguets du printemps.

Pallas ! protège-nous !

(Les chants cessent brusquement. Le chœur s’agite en divers sens; quelques femmes sortent comme pour aller voir ce qui se passe hors de la scène et reviennent presque aussitôt.)

QUELQUES HOMMES DU PEUPLE

Qu’est-ce donc ? et pourquoi ce mouvement d’alarmes ?

CASSANDRE

Jupiter ! on hésite !

Et la foule s’agite !

LES FEMMES

Dans les flancs du colosse on entend un bruit d’armes...

CASSANDRE

On s’arrête... ô dieux! si...

LES HOMMES

Présage heureux ! chantez, enfants !

(Les chants reprennent avec plus d’éclat qu’auparavant.)

TOUT LE CHŒUR

Fiers sommets de Pergame,

d’une joyeuse flamme

rayonnez triomphants !

(Le chœur reprend la suite du cortège et sort.)

CASSANDRE

Arrêtez ! arrêtez ! Oui, la flamme, la hache !

Fouillez le flanc du monstrueux cheval !

Laocoon !... les Grecs !... il cache

un piège infernal...

Ma voix se perd !... plus d’espérance !

Vous êtes sans pitié, grands dieux,

pour ce peuple en démence !

Ô digne emploi de la toute-puissance,

le conduire à l’abîme en lui fermant les yeux !

(Elle écoute les derniers sons de la marche triomphale qu’on distingue encore et qui s’éteignent tout d’un coup.)

Ils entrent, c’en est fait, le destin tient sa proie !

Sœur d’Hector, va mourir sous les débris de Troie !

(Elle sort.)

Acte deuxième
Premier tableau

Un appartement du palais d’Énée, qu’éclaire à peine une lampe. Rumeurs de combats éloignés. Énée à demi armé dort sur son lit. Ascagne sort tout effrayé d’un appartement voisin. Il écoute; il s’approche du lit de son père. Les bruits de la ville cessant de se faire entendre, il n’ose pas le réveiller et s’en retourne. D’un coin obscur s’avance vers Énée le spectre sanglant d’Hector d’un pas lent et solennel. Sa barbe et sa chevelure sont souillées et en désordre. Parvenu auprès d’Énée, il reste un instant immobile à le contempler et soupire profondément. Un bruit d’écroulement au loin, plus fort que les précédents, éveille Énée en sursaut. Il voit Hector debout devant lui et après un instant d’indécision il lui adresse la parole, à demi levé sur son lit.

[N. 12 - Scène et récitatif]

ÉNÉE

Ô lumière de Troie !... Ô gloire des Troyens !

Après tant de labeurs de tes concitoyens,

de quels bords inconnus reviens-tu ? Quel nuage

semble voiler tes yeux sereins ?

Hector, quelles douleurs ont flétri ton visage ?

LE SPECTRE D'HECTOR

Ah !... fuis, fils de Vénus ! l’ennemi tient nos murs !

De son faîte élevé Troie entière s’écroule !

Un ouragan de flammes roule

des temples aux palais ses tourbillons impurs...

Nous eussions fait assez pour sauver la patrie

sans l’arrêt du destin. Pergame te confie

ses enfants et ses dieux. Va, cherche l’Italie...

où pour ton peuple renaissant,

après avoir longtemps erré sur l’onde

tu dois fonder un empire puissant,

dans l’avenir, dominateur du monde,

où la mort des héros t’attend.

(Hector s’éloigne avec solennité et sa forme devient de plus en plus indistincte pendant qu’Énée le suit d’un regard effaré.)

Entre Panthée blessé au visage et portant les dieux de Troie.

[N. 13 - Récitatif et Chœur]

ÉNÉE

Quelle espérance encor est permise, Panthée ?

Où combattre, où courir ?

PANTHÉE

La ville ensanglantée

brûle ! c’est notre jour fatal !

Priam n’est plus ! Sortis du monstrueux cheval,

les Grecs ont massacré les gardes de nos portes.

Déjà d’innombrables cohortes,

affluant du dehors, courent de toutes parts

attiser l’incendie

qu’alluma de leurs chefs l’infâme perfidie;

d’autres occupent les remparts.

(Entre Ascagne.)

ASCAGNE

Ô père ! le palais d’Ucalégon s’écroule !

Son toit fondant en pluie ardente coule !

ÉNÉE

(l’interrompant)

Suis-nous, Ascagne !

(Entre Chorèbe, à la tête d’une troupe armée.)

CHORÈBE

Aux armes, grand Énée !

Viens, la citadelle cernée

tient encor !

ÉNÉE

A tout prix il faut y parvenir.

Prêts à mourir

tentons de nous défendre.

Le salut des vaincus est de n’en plus attendre.

(Grands bruits et cris lointains.)

CHŒUR

Le salut des vaincus est de n’en plus attendre.

Entendez-vous

l’écroulement des tours ?... la flamme dévorante ?

les hurlements des Grecs ? Toujours leur foule augmente.

Marchons ! le désespoir dirigera nos coups.

TOUS

Prêts à mourir, tentons de nous défendre,

le salut des vaincus est de n’en plus attendre.

(Énée prend la main d’Ascagne et le place au milieu d’un groupe armé.)

Mars ! Erinnys ! conduisez-nous !

(Ils sortent.)

Deuxième tableau

Un intérieur du palais de Priam. Dans le fond, une galerie à colonnade dont le parapet peu élevé donne sur une place située à une assez grande profondeur. Entre les colonnades on aperçoit au loin le mont Ida. L’autel de Vesta-Cybèle allumé. Polyxène, femmes troyennes, groupées autour de l’autel. Quelques-unes sont agenouillées, d’autres assises à terre, plusieurs sont couchées sur les gradins de l’autel, la face contre terre. Toutes dans l’attitude du plus profond accablement.

[N. 14 - Chœur - Prière]

CHŒUR DES TROYENNES

Ah !

Puissante Cybèle,

déesse immortelle,

mère des malheureux,

à tes Troyens sois secourable,

à leurs efforts sois favorable

en ces moments affreux !

Sauve de l’outrage

et de l’esclavage

leurs mères, leurs sœurs.

Brise l’arme impie

de la perfidie

aux mains des vainqueurs,

puissante Cybèle,

déesse immortelle,

mère des malheureux,

à tes Troyens sois secourable,

à leurs efforts sois favorable

en ces moments affreux !

Entre Cassandre, les cheveux épars.

[N. 15 - Récitatif et Chœur]

CASSANDRE

Tous ne périront pas. Le valeureux Énée

et sa troupe, trois fois au combat ramenée,

ont délivré nos braves citoyens

enfermés dans la citadelle.

Le trésor de Priam est aux mains des Troyens.

Bientôt en Italie, où le sort les appelle,

ils verront s’élever, plus puissante et plus belle,

une nouvelle Troie.

Ils marchent vers l’Ida.

CHŒUR

Et Chorèbe ?

CASSANDRE

Il est mort.

CHŒUR

Dieux cruels !

CASSANDRE

De Vesta,

pour la dernière fois, à l’autel, je m’incline.

Je suis mon jeune époux. Oui, cet instant termine

mon inutile vie.

CHŒUR

Ô digne sœur d’Hector !

Prophétesse que Troie accusait de démence !

De nous sauver, hier, il était temps encor,

quand elle prédisait cette ruine immense !

CASSANDRE

Bientôt elle ne sera plus.

CHŒUR

Ô désespoir ! Ô regrets superflus !

CASSANDRE

Mais vous, colombes effarées,

pouvez-vous consentir

à l’horrible esclavage ? et voudrez-vous subir,

vierges, femmes déshonorées

la loi brutale des vainqueurs ?

CHŒUR

Faut-il bannir tout espoir de nos cœurs ?

CASSANDRE

L’espoir ! Ô malheureuses !

Dans ces ténèbres lumineuses

ne voyez-vous, n’entendez-vous donc pas

les cruels Myrmidons qui remplissent nos rues

et ceux qui du palais gardent les avenues ?

CHŒUR

C’en est fait, rien ne peut nous sauver de leurs bras.

CASSANDRE

Rien, dites-vous ? Si l’honneur vous anime,

(montrant la galerie)

pour qui donc cet abîme

est-il ouvert devant vos pas ?

(montrant son poignard et les ceintures des femmes)

Pour qui ce fer et ces cordons de soie,

sinon pour vous, femmes de Troie ?

(Un petit groupe se tait et manifeste une terreur profonde.)

UNE PARTIE DU CHŒUR

(la plus nombreuse)

Héroïne d’amour

et d’honneur, tu dis vrai ! nous te suivrons !

CASSANDRE

Le jour

ne vous trouvera pas par les Grecs profanées ?

LE GRAND CHŒUR

Non, Cassandre, nous le jurons !

CASSANDRE

Vous ne paraîtrez pas en triomphe traînées ?

LE GRAND CHŒUR

Jamais ! jamais ! avec toi nous mourrons.

Les femmes se parlent entre elles. Quelques-unes prennent des lyres et en jouent en chantant.

[N. 16 - Final]

LE GRAND CHŒUR

Complices de sa gloire,

en partageant son sort,

des Grecs par notre mort

flétrissons la victoire !

Pures et libres nous vivions.

En cette nuit fatale

pures et libres descendons

à la rive infernale !

CASSANDRE

(interpellant le petit groupe)

Vous qui tremblez et gardez le silence,

vous hésitez ?

LE PETIT GROUPE

Ah ! je me sens frémir !

CASSANDRE

Eh quoi ! vous subiriez une vile existence

indigne des grands cœurs ?...

LE PETIT GROUPE

Hélas !... déjà mourir !

CASSANDRE

(avec explosion)

Allez dresser la table et le lit de vos maîtres !

Esclaves, loin de nous !

LE PETIT GROUPE

Pitié...

CASSANDRE ET LE GRAND CHŒUR

Honte sur vous !

Descendez vers ces traîtres,

jetez-vous à leurs pieds, embrassez leurs genoux !

(avec une violente expression de mépris)

Allez vivre ! Thessaliennes !

Honte sur vous ! sortez ! vous n’êtes pas Troyennes !

(Elles les chassent. Le petit groupe recule en silence devant les autres femmes jusqu’à la coulisse et sort enfin de la scène. Toutes les autres redescendent la scène avec une exaltation toujours croissante.)

LE GRAND CHŒUR

Cassandre, avec toi nous mourrons !

On ne nous verra pas par les Grecs profanées,

nous ne paraîtrons pas en triomphe traînées,

non, non, jamais, nous le jurons.

(reprenant leurs lyres)

Complices de sa gloire

en partageant son sort,

des Grecs par notre mort

flétrissons la victoire !

Pures et libres nous vivions.

En cette nuit fatale

pures et libres descendons

à la rive infernale !

Ouvre-nous, noir Pluton,

les portes du Ténare !

Fais retentir, Caron,

ta funèbre fanfare !

CASSANDRE

(avec la plus grande exaltation)

Chorèbe ! Hector ! Priam ! roi ! père ! frère ! amant !

Je vous rejoins ! entendez leur serment,

dieux des enfers !

(Elle saisit la lyre d’une Troyenne.)

Mourez dignes de gloire,

et partageant mon sort

des Grecs par votre mort,

flétrissez la victoire !

Pures et libres nous vivions.

En cette nuit fatale

pures et libres descendons

à la rive infernale !

(Un chef grec entre pendant la fin de cette scène; il s’avance rapidement l’épée haute, et s’arrête étonné à l’aspect des Troyennes.)

UN CHEF GREC

(pendant la fin du Chœur)

Quoi: la lyre à la main !... de ce noble transport,

j’admire malgré moi la sublime ironie !

Cassandre !... qu’elle est belle ainsi chantant la mort,

bacchante à l’œil d’azur s’enivrant d’harmonie !

(Entre une partie des Grecs.)

LES SOLDATS

Le trésor ! le trésor ! livrez-nous le trésor !

(Ils lèvent leurs épées sur les femmes.)

CASSANDRE

Nous méprisons votre lâche menace,

monstres ivres de sang, troupe immonde et rapace !

Vous n’étancherez pas, brigands, votre soif d’or !

(Elle se frappe et tendant le poignard à Polyxène:)

Tiens ! la douleur n’est rien !

(Polyxène se frappe à son tour. Cassandre se soutient toujours.)

AUTRE TROUPE DE GRECS

(entrant)

Dieux ennemis ! Ô rage !

Couverts de sang, du milieu du carnage,

Énée et ses Troyens échappent à nos coups.

Et, maître du trésor, ils sortent !...

CASSANDRE

(mourant)

Malgré vous,

aux chemins de l’Ida les voilà tous,

et nous bravons votre furie.

(Toutes agitant leurs voiles et leurs écharpes du côté de l’Ida.)

Sauve nos fils, Énée ! Italie ! Italie !

Quelques-unes se précipitent, d’autres s’étranglent et se poignardent. Cri d’horreur des Grecs s’élançant vers la galerie. Pendant cette dernière scène, Cassandre, après s’être frappée, et voyant les Troyennes monter sur le parapet pour se précipiter, s’avance en chancelant vers le fond du théâtre; mais les forces lui manquent avant de parvenir à la galerie. Elle s’affaisse aux genoux, puis se relevant par un suprême effort et tendant les bras vers l’Ida, elle s’écrie: Italie ! et tombe morte.

Prologue

Les Troyens à Carthage

deuxième partie du poème liryque des Troyens.

Tableau unique

La première toile d'avant-scène est livée. - Une seconde toile d'avant-scène est baissée représentant une vue de Troie en flammes. - Un rapsode, en costume grec, récite seul sur le devant du thèâtre. - Le chœur des rapsodes invisibles chante derrière le second rideau.

[Lamento instrumental - Légende et marche troyennes]

(Après le lamento exécuté par l'orchestre.)

LE RAPSODE

LE RAPSODE

(récitant - parlé)

Après dix ans de guerre et d'un siège inutile,

les Grecs désespérant de renverser la ville

de Priam, renonçant à venger Ménélas,

feignirent de partir en amplorant Pallas;

laissant sur le rivage,

comme un pieux hommage

offert à la déesse irritèe, un cheval

de bois, immense, colossal.

Cette œuvre étrange, incroyable, inouïe,

d'hommes armés était remplie.

Les prêtres et le peuple et le roi des Troyens,

trompés par l'artifice

d'un des soldats d'Ulysse

abandonné, disait-il, par les siens,

dans leurs murs aussitôt voulurent introduire

la redoutable offrande avec dévotion,

en pompe la conduire

au temple d'Ilion.

En vain Cassandre l'inspirée,

la noble sœur d'Hector, de la foule égarée

veut-elle ouvrir les yeux,

tous la traitent de folle, aveuglés par le dieux.

« Abattons les remparts ! couvrons de fleurs la voie !

s'écriaient les guerriers, formez cortége, enfants,

et que jusque dans Troie

la trompette et la lyre accompagnent vos chants. »

Avant qu'un funèbre silence

fut venu succéder aux accens triomphaux

de ce peuple en démence,

ecoutez de quels sons frémirent les échos.

Marche troyenne dans le mode triomphale.

LE CHŒUR DES RAPSODES

(derrière la toile)

Du roi des dieux, ô fille aimée,

du casque et de la lance armée,

sage guerrière aux regards doux,

à nos destins sois favorable,

rends Ilion inébranlable,

belle Pallas, protége-nous.

Entends nos voix, vierge sublime,

aux sons des flûtes de Dindyme *

se mêler au plus haut des airs.

Que la trompette phrygienne

unie à la lyre troyenne

te porte nos pieux concerts.

Souriante guirlande,

à l'entour de l'offrande

dansez, heureux enfants,

semez sur la ramée

la neige parfumèe

des muguets du primtemps.

* Montagne de Phrygie.

LE RAPSODE

(récitant - parlé)

Aux flancs du monstre alors des rumeurs s'élevèrent...

les chants à l'instant s'arrêtèrent...

mais reprirent bientôt en sons plus éclatants.

LE CHŒUR DES RAPSODES

Fiers sommets de Pergame

d'une joyeuse flamme

rayonnez triomphants !

(Le bruit des voix et des instruments diminue peu à peu et s'éteint.)

LE RAPSODE

(récitant - parlé)

Portant la morte et la ruine,

enfin la fatale machine, **

franchit les murs sacrés...

et Cassandre éperdue,

élevant vers la nue

ses grands yeux éplorés

s'écria: « C'en est fait ! le destin tient sa proie !

sœur d'Hector, va mourir sous les débris de Troie ! »

** Scandit fatalis machina muros. (Virgile.)

(Le rapsode sort. - Fragment symphonique. - Court silence. - La toile se lève.)

Acte troisième
Tableau unique

Une vaste salle de verdure du palais de Didon à Carthage. Sur l’un des côtés s’élève un trône entouré des trophées de l’agriculture, du commerce, et des arts; sur l’autre côté et au fond un amphithéâtre en gradins, sur lequel une innombrable multitude est assise, au lever de la toile. - Le premier chœur doit être chanté par la troupe chorale ordinaire du thèâtre seulement. - Le chœur général sera exécuté au contraire par tous le choristes supplémentaires, hommes, femmes et enfants, placés sur les gradins avec les choristes du thèâtre.

[N. 17 - Chœur]

CHŒUR

(d’une partie du peuple carthaginois)

De Carthage les cieux semblent bénir la fête !

Vit-on jamais un jour pareil

après si terrible tempête ?

Quel doux zéphyr ! notre brûlant soleil

de ses rayons calme la violence;

à son aspect la plaine immense

tressaille de joie; il s’avance

illuminant le sourire vermeil

de la nature à son réveil.

Entre Didon avec sa suite. À son entrée, tout le peuple assis sur les gradins de l’amphithéâtre se lève en agitant des voiles de diverses couleurs, des palmes, des fleurs. Didon va s’asseoir sur son trône ayant sa sœur à sa droite et Narbal à sa gauche ; quelques soldats les entourent.

[N. 18 - Chant national]

CHŒUR GÉNÉRAL

(chant national)

Gloire à Didon, notre reine chérie !

Reine par la beauté, la grâce, le génie,

reine par la faveur des dieux,

et reine par l’amour de ses sujets heureux !

(Le peuple agite des palmes et jette des fleurs.)

[N. 19 - Récitatif et air]

DIDON

(debout, du haut de son trône)

Nous avons vu finir sept ans à peine,

depuis le jour où, pour tromper la haine

du tyran* meurtrier de mon auguste époux,

j’ai dû fuir avec vous,

de Tyr à la rive africaine.

Et déjà nous voyons Carthage s’élever,

ses campagnes fleurir, sa flotte s’achever !

Déjà des bords lointains où s’éveille l’aurore

vous rapportez, laboureurs de la mer,

le blé, le vin et la laine et le fer,

et les produits des arts qui nous manquent encore.

Pygmalion, qui fit assassiner Sichée.

DIDON

Chers Tyriens, tant de nobles travaux

ont enivré mon cœur d’un orgueil légitime !

Mais ne vous lassez pas, suivez la voix sublime

du dieu qui vous appelle à des efforts nouveaux !

Donnez encore un exemple à la terre;

grands dans la paix, devenez dans la guerre

un peuple de héros.

Le farouche Iarbas veut m’imposer la chaîne

d’un hymen odieux;

son insolence est vaine,

le soin de ma défense est à vous comme aux dieux.

LE PEUPLE

Gloire à Didon, notre reine chérie !

Chacun de nous est prêt à lui donner sa vie !

Tous nous la défendrons.

Nous bravons d’Iarbas l’insolence et la rage,

et nous repousserons

jusqu’au fond des déserts ce Numide sauvage !

DIDON

Chers Tyriens ! oui, vos nobles travaux

ont enivré mon cœur d’un orgueil légitime !

Soyez heureux et fiers ! Suivez la voix sublime

du dieu qui vous appelle à des efforts nouveaux.

DIDON

Cette belle journée

qui dans vos souvenirs doit rester à jamais,

à couronner les œuvres de la paix

fut par moi destinée.

Approchez, constructeurs,

matelots, laboureurs;

recevez de ma main la juste récompense

due au travail qui donne la puissance

et la vie aux états.

Les ouvriers constructeurs s’avancent et Didon présente à leur chef une équerre d’argent et une hache.

[N. 20 - Entrée des constructeurs]

Après eux viennent les matelots. Didon leur donne deux aviron d'ivoire.

[N. 21 - Entrée des matelots]

Viennent enfin les laboureurs. La reine déposant une coronne de fleurs et d'épis sur le front du veillard qui les conduit, lui donne une faucille d’or et s’écrie.

[N. 22 - Entrée des laboureurs]

[N. 23 - Récitatif et Chœur]

DIDON

Peuple ! tous les honneurs

pour le plus grand des arts, l'art qui nourrit les hommes !

LE PEUPLE

Vivent les laboureurs ! nous sommes

leurs fils reconnaissants; ils nous donnent le pain !

DIDON

(à part)

Ô Cérès ! l’avenir de Carthage est certain !

CHŒUR GÉNÉRAL

Gloire à Didon, notre reine chérie !

Chacun de nous est prêt à lui donner sa vie.

Prouvons-lui notre amour par des gages nouveaux.

Colons, marins, formons un peuple de héros !

(Le peuple, conduit par Narbal, défile en cortège devant le trône de Didon et sort.)

[N. 24 - Récitatif et duo]

DIDON

Les chants joyeux, l’aspect de cette noble fête,

ont fait rentrer la paix en mon cœur agité.

Je respire, ma sœur, oui, ma joie est parfaite,

je retrouve le calme et la sérénité.

ANNA

Reine d’un jeune empire

qui chaque jour s’élève florissant,

reine adorée et que le monde admire,

quelle crainte avait pu vous troubler un instant ?

DIDON

Une étrange tristesse,

sans causes, tu le sais, vient parfois m’accabler.

Mes efforts restent vains contre cette faiblesse,

je sens transir mon sein qu’un ennui vague oppresse,

et mon visage en feu sous mes larmes brûler...

ANNA

(souriant)

Vous aimerez, ma sœur...

DIDON

Non, toute ardeur nouvelle

est interdite à mon cœur sans retour.

ANNA

Vous aimerez, ma sœur...

DIDON

Non, la veuve fidèle

doit éteindre son âme et détester l’amour.

ANNA

Didon, vous êtes reine, et trop jeune, et trop belle,

pour ne plus obéir à cette douce loi;

Carthage veut un roi.

DIDON

(montrant à son doigt l’anneau de Sichée)

Puissent mon peuple et les dieux me maudire,

si je quittais jamais cet anneau consacré !

ANNA

Un tel serment fait naître le sourire

de la belle Vénus; sur le livre sacré

les dieux refusent de l’inscrire.

Ensemble

DIDON

Sa voix fait naître dans mon sein

la dangereuse ivresse;

déjà dans ma faiblesse

contre un espoir confus je me débats en vain.

Sichée ! ô mon époux, pardonne

à cet instant d’involontaire erreur,

et que ton souvenir chasse loin de mon cœur

ce trouble qui l’étonne.

ANNA

Ma voix fait naître dans son sein

des rêves de tendresse;

déjà dans sa faiblesse,

au doux espoir d’aimer elle résiste en vain.

Didon, ma tendre sœur, pardonne

si je dissipe une trop chère erreur,

pardonne si ma voix excite dans ton cœur

ce trouble qui l’étonne.

[N. 25 - Récitatif et air]

DIDON

(à part)

J'éprouve une soudaine et vive impatience

de les voir, et je crains en secret leur présence.

IOPAS

Échappés à grand peine, à la mer en fureur,

reine, les députés d’une flotte inconnue

d’être admis devant vous implorent la faveur.

DIDON

La porte du palais n’est jamais défendue

à de tels suppliants.

(Sur un signe de la reine, Iopas sort.)

Errante sur les mers,

ne fus-je pas aussi, de rivage en rivage,

emportée au sein de l’orage

jouet des flots amers !

Hélas, des coups du sort je sais la violence

sur ceux qu’il frappe. Au malheur compatir

est facile pour nous. Qui connut la souffrance

ne pourrait voir en vain souffrir.

[N. 26 - Marche troyenne dans le mode triste]

DIDON

(à part)

J’éprouve une soudaine et vive impatience

de les voir, et je crains en secret leur présence.

(Elle monte sur son trône. Entrent Énée sous un déguisement de matelot, Panthée, Ascagne, et les Chefs troyens portant des présents.)

[N. 27 - Récitatif]

ASCAGNE

(s’inclinant devant la reine)

Auguste reine, un peuple errant et malheureux

pour quelques jours vous demande un asile.

Je dépose à vos pieds les présents précieux,

débris de sa grandeur, que, par ma main débile

au nom de Jupiter, vous offre un chef pieux.

DIDON

De ce chef, bel enfant, dis-moi le nom, la race ?

ASCAGNE

Ô reine, sur nos pas une sanglante trace

des monts de la Phrygie a marqué les chemins

jusqu’à la mer. Ce sceptre d’Ilione,

(Il offre un à un les présents.)

fille du roi Priam, d’Hécube la couronne,

et ce voile léger d’Hélène où l’or rayonne,

doivent vous dire assez que nous sommes Troyens.

DIDON

Troyens !

ASCAGNE

Notre chef est Énée,

je suis son fils.

DIDON

Étrange destinée!

PANTHÉE

(s’avançant)

Obéissant au souverain des dieux

ce héros cherche l’Italie,

où le sort lui promet un trépas glorieux

et le bonheur de rendre aux siens une patrie.

DIDON

Qui n’admire ce prince, ami du grand Hector ?

Nul de son nom fameux n’est ignorant encor;

Carthage en est remplie.

Dites-lui que mon port ouvert à ses vaisseaux

l’attend. Qu’il vienne, qu’il oublie

avec vous à ma cour ses pénibles travaux.

[N. 28 - Final]

NARBAL

(entrant avec agitation)

J’ose à peine annoncer la terrible nouvelle !

DIDON

Qu’arrive-t-il ?

NARBAL

Le Numide rebelle,

le féroce Iarbas

avec d’innombrables soldats

s’avance vers Carthage;

et la troupe sauvage

égorge nos troupeaux

et dévaste nos champs. Mais des malheurs nouveaux

menacent la ville elle-même:

à nos jeunes guerriers dont l’ardeur est extrême

les armes vont manquer.

DIDON

Que dites-vous, Narbal?

NARBAL

Que nous allons tenter un combat inégal.

ÉNÉE

(S’avançant, après avoir laissé tomber son déguisement de matelot. Il porte un brillant costume et la cuirasse, mais sans casque ni bouclier.)

Reine, je suis Énée !

Ma flotte sur vos bords par les vents entraînée

à de rudes travaux fut par moi destinée;

permettez aux Troyens de combattre avec vous !

DIDON

J’accepte avec orgueil une telle alliance !

Énée armé pour ma défense !

Les dieux se déclarent pour nous.

(à part, à Anna)

Ô ma sœur, qu’il est fier, ce fils de la déesse,

et qu’on voit sur son front de grâce et de noblesse !

Ensemble

ÉNÉE, PANTHÉE, NARBAL, IOPAS, ASCAGNE, CHEFS TROYENS

Sur cette horde immonde d’Africains,

marchons, Troyens et Tyriens,

volons à la victoire ensemble !

Comme le sable emporté par les vents

chassons dans ses déserts brûlants

le Numide éperdu; qu’il tremble !

C’est le dieu Mars qui nous rassemble,

c’est le fils de Vénus qui nous guide aux combats !

Exterminons la noire armée,

et que demain la renommée

proclame au loin la honte et la mort d’Iarbas !

DIDON, ANNA

Sur cette horde immonde d’Africains,

marchez, Troyens et Tyriens,

volez à la victoire ensemble !

Comme le sable emporté par les vents

chassez dans ses déserts brûlants

le Numide éperdu; qu’il tremble !

C’est le dieu Mars qui vous rassemble,

c’est le fils de Vénus qui vous guide aux combats !

Exterminez la noire armée,

et que demain la renommée

proclame au loin la honte et la mort d’Iarbas !

(Pendant la fin de ce morceau, on apporte ses armes à Énée. Il met rapidement son casque, passe à son bras son vaste bouclier et saisit ses javelots.)

ÉNÉE

(à Panthée)

Annonce à nos Troyens l’entreprise nouvelle

où la gloire les appelle.

(Panthée sort.)

Reine, bientôt du barbare odieux

vous serez délivrée. À vos soins généreux

j’abandonne mon fils.

DIDON

De mon amour de mère

pour lui ne doutez pas.

ÉNÉE

(à Ascagne)

Viens embrasser ton père.

D’autres t’enseigneront, enfant, l’art d’être heureux;

je ne t’apprendrai, moi, que la vertu guerrière

et le respect des dieux;

mais révère en ton cœur et garde en ta mémoire

et d’Énée et d’Hector les exemples de gloire.

Il l’embrasse en le couvrant tout entier de ses armes. Ascagne pleure sans répondre. Pendant cette scène, le peuple de Carthage accourt de toutes parts demandant des armes. - Quelques hommes seulement sont armés régulièrement, les autres portent des faux, des haches, des frondes.

Ensemble

ÉNÉE

Sur cette horde immonde d’Africains,

marchez, Troyens et Tyriens,

volez à la victoire ensemble !

Comme le sable emporté par les vents

chassez dans ses déserts brûlants

le Numide éperdu ! qu’il tremble !

C’est le dieu Mars qui vous rassemble,

c’est le fils de Vénus qui vous guide aux combats !

Exterminez la noire armée

et que demain la renommée

proclame au loin la honte et la mort d’Iarbas !

TOUS

Sur cette horde immonde d’Africains,

marchons, Troyens et Tyriens,

volons à la victoire ensemble !

Comme le sable emporté par les vents

chassons dans ses déserts brûlants

le Numide éperdu ! qu’il tremble !

C’est le dieu Mars qui nous rassemble,

c’est le fils de Vénus qui nous guide aux combats !

Exterminons la noire armée

et que demain la renommée

proclame au loin la honte et la mort d’Iarbas !

Acte quatrième
Premier tableau

Une forêt vierge d’Afrique, au matin. Au fond, un rocher très élevé. Au bas et à gauche du rocher, l’ouverture d’une grotte. Un petit ruisseau coule le long du rocher et va se perdre dans un bassin naturel bordé de joncs et de roseaux. Deux naïades se laissent entrevoir un instant et disparaissent; puis on les voit nager dans le bassin. Chasse royale. Des fanfares de trompe retentissent au loin dans la forêt. Les naïades effrayées se cachent dans les roseaux. On voit passer des chasseurs tyriens, conduisant des chiens en laisse. Le jeune Ascagne, à cheval, traverse le théâtre au galop. Le ciel s’obscurcit, la pluie tombe. Orage grandissant. Bientôt la tempête devient terrible, torrents de pluie, grêle, éclairs et tonnerre. Appels réitérés des trompes de chasse au milieu du tumulte des éléments. Les chasseurs se dispersent dans toutes les directions; en dernier lieu on voit paraître Didon vêtue en Diane chasseresse, l’arc à la main, le carquois sur l’épaule, et Énée en costume demi-guerrier. Ils sont à pied l’un et l’autre. Ils entrent dans la grotte. Aussitôt les nymphes des bois apparaissent, les cheveux épars, au sommet du rocher, et vont et viennent en courant, en poussant des cris et faisant des gestes désordonnés. Au milieu de leurs clameurs, on distingue de temps en temps le mot : Italie !
Le ruisseau grossit et devient une bruyante cascade. Plusieurs autres chutes d’eau se forment sur divers points du rocher et mêlent leur bruit au fracas de la tempête. Les satyres et les sylvains exécutent avec les faunes des danses grotesques dans l’obscurité. La foudre frappe un arbre, le brise et l’enflamme. Les débris de l’arbre tombent sur la scène. Les satyres, faunes et sylvains ramassent les branches enflammées, dansent en les tenant à la main, puis disparaissent avec les nymphes dans les profondeurs de la forêt. La tempête se calme. Les nuages s’élèvent.

[N. 29 - Chasse royale et orage - Pantomime]

Deuxième tableau

Les jardins de Didon sur le bord de la mer. Le soleil se couche.

[N. 30 - Récitatif]

ANNA

Dites, Narbal, qui cause vos alarmes ?

Le jour qui termina la guerre et ses malheurs

n’a-t-il pas vu briller la gloire de nos armes ?

Les Tyriens ne sont-ils pas vainqueurs ?

NARBAL

Pour nous de ce côté plus rien n’est redoutable;

les Numides chassés dans leurs déserts de sable,

près de nos murs ne reparaîtront pas;

et le glaive terrible

du héros invincible

nous a délivrés d’Iarbas.

Mais Didon maintenant oublie

les soins naguère encore à son esprit si chers;

en chasses, en festins, elle passe sa vie;

les travaux suspendus, les ateliers déserts,

le séjour prolongé du Troyen à Carthage

me causent des soucis que le peuple partage.

ANNA

Eh ! ne voyez-vous pas, Narbal, qu’elle l’aime,

ce fier guerrier, et qu’il ressent lui-même

pour ma sœur un amour égal ?

NARBAL

Quoi !

ANNA

De l’ardeur qui les anime

quel malheur craignez-vous ?

Didon peut-elle avoir un plus vaillant époux,

Carthage, un roi plus magnanime ?

NARBAL

Mais le destin impérieux

appelle Énée en Italie !

ANNA

Une voix lui dit: Pars ! une autre voix lui crie: Reste !

L’amour est le plus grand des dieux.

[N. 31 - Air, Cavatine et Duo]

NARBAL

De quels revers menaces-tu Carthage,

sombre avenir ?

Je vois sortir

de sinistres éclairs du sein de ton nuage !

Jupiter ! dieu de l’hospitalité,

en exerçant la vertu qui t’est chère,

avons-nous donc, avons-nous mérité

les coups de ta colère ?

ANNA

Vaine terreur !

Carthage est triomphante !

Notre reine charmante

aime un héros vainqueur,

une chaîne de fleurs les enlace;

bientôt ils vont s’unir.

Telle est la menace

du sombre avenir.

[N. 32 - Marche pour l’entrée de la reine]

Entrent Didon, Énée, Panthée, Iopas, Ascagne. Didon va s’asseoir avec Anna sur une estrade, ayant Énée et Narbal auprès d’elle.

[N. 33 - Ballets]

a - Pas des almées

b - Danse des esclaves

c - Pas d’esclaves nubiennes

ESCLAVES NUBIENNES

Ha ! ha !

Amaloué

midonaé

faï caraïmé

deï beraïmbé

Ha ! ha !

La reine descend de l’estrade et va s’étendre à l’avant-scène sur un lit de repos, de manière à présenter son profil gauche au spectateur. Énée debout d’abord.

[N. 34 - Scène et chant d’Iopas]

DIDON

(languissamment)

Assez, ma sœur, je ne souffre qu’à peine

cette fête importune...

(Sur un signe d’Anna les danseurs se retirent.)

Iopas, chante-nous,

sur un mode simple et doux,

ton poème des champs.

IOPAS

À l’ordre de la reine

j’obéis.

(Un harpiste thébain vient se placer auprès d’Iopas et accompagne son chant. Le costume du harpiste est le costume religieux égyptien.)

IOPAS

Ô blonde Cérès,

quand à nos guérets

tu rends leur parure

de fraîche verdure,

que d’heureux tu fais !

Du vieux laboureur,

du jeune pasteur,

la reconnaissance

bénit l’abondance

que tu leur promets.

Ô blonde Cérès,

quand à nos guérets

tu rends leur parure

de fraîche verdure,

que d’heureux tu fais !

Le timide oiseau,

le folâtre agneau,

des vents de la plaine

la suave haleine,

chantent tes bienfaits.

Féconde Cérès

Quand à nos guérets

tu rends leur parure

de fraîche verdure,

que d’heureux tu fais !

[N. 35 - Récitatif et quintette]

DIDON

(l’interrompant)

Pardonne, Iopas, ta voix même,

en mon inquiétude extrême,

ne peut ce soir me captiver...

ÉNÉE

(allant s’asseoir aux pieds de Didon)

Chère Didon !

DIDON

Énée, ah ! daignez achever

le récit commencé de votre long voyage

et des malheurs de Troie. Apprenez-moi le sort

de la belle Andromaque...

ÉNÉE

Hélas ! en esclavage

réduite par Pyrrhus *, elle implorait la mort;

mais l’amour obstiné de ce prince pour elle

sut enfin la rendre infidèle

aux plus chers souvenirs... Après de long refus,

elle épousa Pyrrhus.

* Pyrrhus Neoptoleme, fils d'Achille, qui, lors de la prise de Troie, égorgea Priam.

DIDON

Quoi ! la veuve d’Hector !

ÉNÉE

Sur le trône d’Épire

elle est ainsi montée.

DIDON

(à part)

Ô pudeur ! Tout conspire,

à vaincre mes remords et mon cœur est absous.

(Ascagne appuyé sur son arc et semblable à une statue de l’Amour, se tient debout au côté gauche de la reine, Anna inclinée appuie son coude sur le dossier du lit de Didon. Auprès d’Anna, Narbal et Iopas debout.)

Andromaque épouser l’assassin de son père,

le fils du meurtrier de son illustre époux !...

ÉNÉE

Elle aime son vainqueur, l’assassin de son père,

le fils du meurtrier de son illustre époux.

DIDON

Tout conspire

à vaincre mes remords et mon cœur est absous.

(Didon ayant le bras gauche posé sur l’épaule d’Ascagne, de façon que sa main pend devant la poitrine de l’enfant, celui-ci retire en souriant du doigt de la reine l’anneau de Sichée, que Didon lui reprend ensuite d’un air distrait et qu’elle oublie sur le lit de repos en se levant.)

ANNA

(montrant Ascagne)

Voyez, Narbal, la main légère

de cet enfant, semblable à Cupidon,

ravir doucement à Didon

l’anneau qu’elle révère.

IOPAS

Voyez, Narbal la main légère

de cet enfant, semblable à Cupidon,

ravir doucement à Didon

l’anneau qu’elle révère.

NARBAL

Je vois la main légère

de cet enfant, semblable à Cupidon,

ravir doucement à Didon

l’anneau qu’elle révère.

DIDON

(rêvant)

Le fils du meurtrier de son illustre époux !...

Tout conspire

à vaincre mes remords et mon cœur est absous.

ÉNÉE

Didon soupire...

Mais le remords s’enfuit, et son cœur est absous !...

Didon soupire...

Mais son cœur, oui, son cœur est absous.

ANNA, IOPAS, NARBAL

Tout conspire

A vaincre ses remords et son cœur est absous.

[N. 36 - Récitatif et septuor]

ÉNÉE

Mais bannissons ces tristes souvenirs.

(Il se lève.)

Nuit splendide et charmante !

Venez, chère Didon, respirer les soupirs

de cette brise caressante.

(Didon se lève à son tour.)

DIDON, ÉNÉE, ASCAGNE, ANNA, IOPAS, NARBAL, PANTHÉE, CHŒUR

Tout n’est que paix et charme autour de nous !

La nuit étend son voile et la mer endormie

murmure en sommeillant les accords les plus doux.

(Tous les personnages, excepté Énée et Didon, se retirent peu à peu vers le fond du théâtre et finissent par disparaître tout à fait.)

Clair de lune.

[N. 37 - Duo]

DIDON, ÉNÉE

Ô nuit d’ivresse et d’extase infinie !

Blonde Phœbé, grands astres de sa cour,

versez sur nous votre lueur bénie;

fleurs des cieux, souriez à l’immortel amour !

DIDON

Par une telle nuit, le front ceint de cytise,

votre mère Vénus suivit le bel Anchise

aux bosquets de l’Ida.

ÉNÉE

Par une telle nuit, fou d’amour et de joie

Troïlus * vint attendre aux pieds des murs de Troie

la belle Cressida **.

* Troïlus, frère d'Hector.

** Cressida, Fille de Calchas, aimée de Troïlus.

DIDON, ÉNÉE

Ô nuit d’ivresse et d’extase infinie !

Blonde Phœbé, grands astres de sa cour,

versez sur nous votre lueur bénie;

fleurs des cieux, souriez à l’immortel amour !

ÉNÉE

Par une telle nuit la pudique Diane

laissa tomber enfin son voile diaphane

aux yeux d’Endymion.

DIDON

Par une telle nuit le fils de Cythérée

accueillit froidement la tendresse enivrée

de la reine Didon !

ÉNÉE

Et dans la même nuit hélas ! l’injuste reine,

accusant son amant, obtint de lui sans peine

le plus tendre pardon.

DIDON, ÉNÉE

Ô nuit d’ivresse et d’extase infinie !

Blonde Phœbé, grands astres de sa cour,

versez sur nous votre lueur bénie;

fleurs des cieux, souriez à l’immortel amour !

(Ils marchent lentement vers le fond du théâtre en se tenant embrassés, puis ils disparaissent en chantant.)

(Au moment où les deux amants qu’on ne voit plus finissent leur duo dans la coulisse, Mercure paraît subitement dans un rayon de la lune non loin d’une colonne tronquée où sont appendues les armes d’Énée. S’approchant de la colonne, il frappe de son caducée deux coups sur le bouclier qui rend un son lugubre et prolongé.)

MERCURE

(d’une voix grave, et étendant le bras du côté de la mer)

Italie ! Italie ! Italie !

(Il disparaît.)

Acte cinquième
Premier tableau

Le bord de la mer couvert de tentes troyennes. On voit les vaisseaux troyens dans le port. Il fait nuit. Un jeune matelot phrygien chante en se balançant au haut du mât d’un navire. Deux sentinelles montent la garde devant les tentes au fond de la scène.

[N. 38 - Chanson d’Hylas]

HYLAS

Vallon sonore,

où dès l’aurore

je m’en allais chantant, hélas !

Sous tes grands bois chantera-t-il encore,

le pauvre Hylas ?...

Berce mollement sur ton sein sublime,

ô puissante mer, l’enfant de Dindyme !

Fraîche ramée,

retraite aimée

contre les feux du jour, hélas !

quand rendras-tu ton ombre parfumée

au pauvre Hylas ?...

Berce mollement sur ton sein sublime,

ô puissante mer, l’enfant de Dindyme !

Humble chaumière

où de ma mère

je reçus les adieux, helas !

Reverra-t-il ton heureuse misère,

le pauvre Hylas ?...

PREMIER SOLDAT

Il rêve à son pays...

DEUXIÈME SOLDAT

qu’il ne reverra pas.

HYLAS

Berce mollement sur ton sein sublime,

ô puissante mer, l’enfant...

(Il s’endort.)

Entrent Panthée et les chefs troyens, puis les Ombres.

[N. 39 - Récitatif et Chœur]

PANTHÉE

Préparez tout, il faut partir enfin.

Énée en vain

voit avec désespoir l’angoisse de la reine,

la gloire et le devoir sauront briser sa chaîne

et son cœur sera fort au moment des adieux.

CHEFS TROYENS

Chaque jour voit grandir la colère des dieux.

Des signes effrayants déjà nous avertissent;

la mer, les monts, les bois profonds gémissent;

sous d’invisibles coups nos armes retentissent;

comme dans Troie en la fatale nuit,

Hector, dont l’œil courroucé luit,

en armes apparaît; un chœur d’ombres le suit;

et ces morts irrités, ô terreur infinie !

la nuit dernière encore ont crié trois fois...

LES OMBRES INVISIBLES

Italie ! Italie ! Italie !

PANTHÉE, CHEFS TROYENS

Dieux vengeurs ! c’est leur voix !...

Nous avons trop longtemps bravé l’ordre céleste;

quittons sans plus tarder ce rivage funeste !

À demain ! à demain !

Préparons tout, il faut partir enfin.

(Ils entrent dans les tentes.)

(Les deux soldats en sentinelle marchent, l’un de droite à gauche, l’autre de gauche à droite. Ils s’arrêtent de temps en temps l’un près de l’autre vers le milieu du théâtre.)

[N. 40 - Duo]

PREMIER SOLDAT

Par Bacchus ! ils sont fous avec leur Italie !...

Je n’ai rien entendu.

DEUXIÈME SOLDAT

Ni moi.

PREMIER SOLDAT

La belle vie,

pourtant, qu’on mène ici !

DEUXIÈME SOLDAT

Dans plus d’une maison

nous trouvons et bon vin et grasse venaison.

PREMIER SOLDAT

A ma belle Carthaginoise,

je puis déjà parler phénicien.

DEUXIÈME SOLDAT

La mienne comprend le Troyen,

m’obéit sans me chercher noise.

PREMIER SOLDAT

La tienne comprend le Troyen ?

DEUXIÈME SOLDAT

M’obéit sans me chercher noise.

La femme n’est point rude ici pour l’étranger.

PREMIER SOLDAT, DEUXIÈME SOLDAT

La femme n’est point rude ici pour l’étranger.

PREMIER SOLDAT

Et l’on nous veut faire changer

ces douceurs contre un long voyage !

DEUXIÈME SOLDAT

Les caresses de l’orage !

PREMIER SOLDAT

La faim.

DEUXIÈME SOLDAT

La soif.

PREMIER SOLDAT

Vingt maux d’enfer !

DEUXIÈME SOLDAT

Et tous les ennuis de la mer !

PREMIER SOLDAT

Pour cette Italie...

DEUXIÈME SOLDAT

Où nous devons jouir du fruit de nos travaux...

PREMIER SOLDAT, DEUXIÈME SOLDAT

En nous faisant rompre les os...

PREMIER SOLDAT

Maudite folie !

DEUXIÈME SOLDAT

Encor pâtir!

PREMIER SOLDAT

Notre lot est l’obéissance.

DEUXIÈME SOLDAT

Silence !

Je vois Énée à grands pas accourir...

(Les deux sentinelles s’éloignent et disparaissent.)

Énée, s’avançant dans une grande agitation

[N. 41 - Récitatif mesuré et air]

ÉNÉE

Inutiles regrets !... je dois quitter Carthage !

Didon le sait... son effroi, sa stupeur,

en l’apprenant, ont brisé mon courage...

mais je le dois... il le faut !... ô douleur !

non, je ne puis oublier la pâleur

frappant de mort son beau visage,

son silence obstiné, ses yeux

fixes et pleins d’un feu sombre...

en vain ai-je parlé des prodiges sans nombre

me rappelant l’ordre des dieux;

invoqué la grandeur de ma sainte entreprise,

l’avenir de mon fils et le sort des Troyens,

la triomphale mort par les destins promise,

pour couronner ma gloire aux champs ausoniens...

rien n’a pu la toucher; sans vaincre son silence

j’ai fui de son regard la terrible éloquence.

Ah! quand viendra l’instant des suprêmes adieux,

heure d’angoisse et de larmes baignée,

comment subir l’aspect affreux

de cette douleur indignée !...

Lutter contre moi-même et contre toi, Didon,

en déchirant ton cœur implorer mon pardon !

En serai-je capable ?... En un dernier naufrage,

ah ! puissé-je périr, si je fuyais Carthage

sans te revoir pourtant !... sans la voir !... lâcheté !

Mépris des droits sacrés de l’hospitalité !

Non, non, reine adorée,

âme sublime et par moi déchirée,

bienfaitrice des miens; non, je veux te revoir,

une dernière fois presser tes mains tremblantes,

arroser tes genoux de mes larmes brûlantes,

dussé-je être brisé par un tel désespoir !

[N. 42 - Scène]

LES SPECTRES

Énée !...

ÉNÉE

Encor ces voix !

(Les quatre spectres voilés paraissent successivement, l’un à l’entrée des coulisses à gauche du spectateur, l’autre à l’entrée des coulisses à droite, les deux autres au fond du théâtre. Au-dessus de la tête de chacun d’eux brille une couronne de petites flammes pâles.)

ÉNÉE

(apercevant le premier)

De la sombre demeure,

messager menaçant, qui donc t’a fait sortir ?...

LE PREMIER SPECTRE

Ta faiblesse et ta gloire...

ÉNÉE

Ah ! je voudrais mourir !

LE PREMIER SPECTRE

Plus de retards !

LE DEUXIÈME SPECTRE

(non encore visible)

Pas un jour !

LE TROISIÈME ET QUATRIÈME SPECTRES

(non encore visibles)

Pas une heure !

LE PREMIER SPECTRE

(levant son voile devant les yeux d’Énée)

Je suis Priam !... il faut vivre et partir !

(Sa couronne s’éteint; il disparaît. Énée, s’élançe éperdu vers le côté droit de la scène, y rencontre le deuxième spectre.)

LE DEUXIÈME SPECTRE

(levant son voile)

Je suis Chorèbe !

Il faut partir et vaincre !

(Sa couronne s’éteint, il disparaît. Énée, recule vers le fond du théâtre y rencontre les deux autres spectres. Cassandre a le bras gauche appuyé sur l’épaule d’Hector. Hector est armé de pied en cap.)

ÉNÉE

(les reconnaissant au moment où ils se dévoilent)

Hector ! dieux de l’Érèbe !...

Cassandre !!!...

LE SPECTRES DE CASSANDRE, LE SPECTRE D'HECTOR

Il faut vaincre et fonder !...

(Leurs couronnes s’éteignent, ils disparaissent.)

ÉNÉE

Je dois céder

à vos ordres impitoyables !

J’obéis, j’obéis, spectres inexorables !

Je suis barbare, ingrat; vous l’ordonnez, grands dieux !

et j’immole Didon, en détournant les yeux.

[N. 43 - Scène et Chœur]

ÉNÉE

(passant devant les tentes)

Debout, Troyens, éveillez-vous, alerte !

Le vent est bon, la mer nous est ouverte !

Il faut partir avant le lever du soleil !

CHŒUR

(sortant des tentes)

Alerte !... entendez-vous, amis, la voix d’Énée ?...

donnez partout le signal du réveil...

ÉNÉE

(à un chef)

Va, cours, porte cet ordre à l’oreille étonnée

d’Ascagne: qu’il se lève et qu’il se rende à bord !

Avant le jour il faut quitter le port.

Ma tâche, jusqu’au bout, grands dieux, sera remplie !

alerte, amis ! profitons des instants !

Coupez les câbles, il est temps !

En mer ! en mer ! Italie ! Italie !

CHŒUR

Voici le jour, profitons des instants !

Coupons les câbles, il est temps !

En mer ! en mer ! Italie ! Italie !

ÉNÉE

(se tournant du côté du palais)

A toi mon âme ! Adieu ! digne de ton pardon,

je pars, noble Didon !

L’impatient destin m’appelle;

pour la mort des héros, je te suis infidèle.

Tous se précipitent hors de la scène dans diverses directions, comme pour faire des préparatifs de départ. On voit les vaisseaux commencer à se mettre en mouvement. Éclairs et tonnerre lointain. Les matelots criente de noveau: Italie ! La marche troyenne retentit. Ascagne arrive conduit par un chef troyen. Énée, resté un instant immobile, semble se ranimer à ces clameurs guerrières et monte sur un vaisseau. Le soleil se lève.

[N. 44 - Duo et Chœur]

DIDON

Errante sur tes pas,

sous la foudre qui gronde,

j’ai voulu voir, je vois et ne crois pas...

tu prépares ta fuite ?

ÉNÉE

En ma douleur profonde,

chère Didon, épargnez-moi !

DIDON

Tu pars ? tu pars ?

Sans remords ! quoi !

Dédaigneux du sceptre de Libye,

en m’arrachant le cœur tu cours en Italie !

ÉNÉE

J’ai trop tardé... des dieux les ordres souverains...

DIDON

Il part !... il suit la voix d’implacables destins,

sans écouter la mienne ! à ses lâches dédains

il me voit exposer ma douleur surhumaine,

(Elle voit un groupe de Troyens sourire en la regardant.)

Et ma beauté de reine

aux rires insolents de ces ingrats Troyens !...

ÉNÉE

Didon!

DIDON

Sans qu’à l’aspect d’une telle misère

la pitié d’une larme humecte sa paupière !

Tu pars ? non ! ce n’est pas Vénus qui t’enfanta,

quelque louve hideuse aux forêts t’allaita !

ÉNÉE

Ô reine, quand à vous se dévoua mon âme,

elle subit la loi d’un immortel amour,

et jusqu’au dernier jour

mon cœur vivra de cette flamme...

DIDON

Tais-toi ! rien ne t’arrête;

la mort qui plane sur ma tête,

ma honte, mon amour, notre hymen commencé,

mon nom du livre d’or dès ce jour effacé !

Encor, si de ta foi, j’avais un tendre gage,

oui, si d’un fils d’Énée

le fier et doux visage

me rappelant tes traits, souriait sur mon sein,

je serais moins abandonnée...

ÉNÉE

Je vous aime, Didon: grâce ! l’ordre divin

pouvait seul emporter la cruelle victoire.

(On entend la fanfare de la marche troyenne.)

DIDON

A ce chant de triomphe où rayonne ta gloire,

je te vois tressaillir !

Tu pars ?

ÉNÉE

Je dois partir...

DIDON

Tu pars ?

ÉNÉE

Mais pour mourir,

obéissant aux dieux,

je pars et je vous aime !

DIDON

Ne sois plus longtemps par mes cris arrêté,

monstre de piété !

Va donc, va ! je maudis et tes dieux et toi-même !

(Elle sort. Des groupes de soldats troyens occupés des préparatifs du départ passent et se dirigent vers les vaisseaux.)

ÉNÉE, LES TROYENS

Italie !

(Ascagne arrive conduit par un chef troyen. Énée monte sur un vaisseau.)

Deuxième tableau

Un appartement de Didon. Le jour se lève.

[N. 45 - Scène]

DIDON

Va, ma sœur, l’implorer.

De mon âme abattue

l’orgueil a fui. Va ! ce départ me tue

et je le vois se préparer.

ANNA

Hélas ! moi seule fus coupable,

en vous encourageant à former d’autres nœuds.

Peut-on lutter contre les dieux ?...

son départ est inévitable...

et pourtant il vous aime.

DIDON

Il m’aime ! non ! non ! son cœur est glacé.

Ah ! je connais l’amour, et si Jupiter même

m’eût défendu d’aimer, mon amour insensé

de Jupiter braverait l’anathème.

Mais va, ma sœur, allez, Narbal, le supplier

pour qu’il m’accorde encore

quelques jours seulement. Humblement je l’implore:

ce que j’ai fait pour lui, pourra-t-il l’oublier,

et repoussera-t-il cette instance suprême

de vous, sage Narbal, de toi, ma sœur, qu’il aime ?...

[N. 46 - Scène]

CHŒUR

(au loin derrière la scène)

En mer, voyez ! six vaisseaux ! sept ! neuf ! dix !

IOPAS

(entrant)

Les Troyens sont partis !

DIDON

Qu’entends-je ?

IOPAS

Avant l’aurore

leur flotte était en mer, on l’aperçoit encore !

DIDON

Dieux immortels ! il part ! Armez-vous, Tyriens !

Carthaginois, courez, poursuivez les Troyens !

Courbez-vous sur les rames,

volez sur les eaux,

lancez des flammes,

brûlez leurs vaisseaux !

Que la ville entière...

que dis-je ?... impuissante fureur !

Subis ton sort et désespère,

dévore ta douleur,

ô malheureuse !

Et voilà donc la foi de cette âme pieuse ! *

J’offrais un trône !... Ah ! je devais alors

exterminer la race vagabonde

de ces maudits, et disperser sur l’onde

les débris de leurs corps !

C’est alors qu’il fallait prévoir leur perfidie,

livrer leur flotte à l’incendie,

et me venger d’Énée et lui servir enfin

les membres de son fils en un hideux festin !...

À moi, dieux des enfers ! l’Olympe est inflexible !...

aidez-moi ! que par vous mon cœur soit enflammé

d’une haine terrible

pour ce fugitif que j’aimai !

Du prêtre de Pluton, qu’on réclame l’office !

pour apaiser mes douloureux transports,

à l’instant même offrons un sacrifice

aux sombres déités de l’empire des morts !

Qu’on élève un bûcher; que les dons du perfide

et ceux que je lui fis, dans la flamme livide,

souvenirs détestés, disparaissent !... Sortez!

* Pius Aeneas. (Virgile)

NARBAL

(à Anna)

Son regard m’épouvante, ô princesse, restez !

DIDON

Anna, suivez Narbal.

ANNA

Que ma sœur me pardonne !...

DIDON

Je suis reine et j’ordonne;

laissez-moi seule, Anna.

(Anna, Narbal et Iopas sortent.)

Didon parcourt la scène en se frappant la poitrine, s’arrachant les cheveux * et poussant des cris inarticulés. Puis elle s'arrête bvrusquement.

* Flaventesque abscissa comas. (Virgile)

[N. 47 - Monologue]

DIDON

Je vais mourir !...

Dans ma douleur immense submergée...

et mourir non vengée !...

Mourons pourtant... Oui, puisse-t-il frémir

à la lueur lointaine de la flamme de mon bûcher !

S’il reste dans son âme quelque chose d’humain,

peut-être il pleurera sur mon affreux destin.

Lui, me pleurer !...

Énée !... Énée !...

Oh ! mon âme te suit,

à son amour enchaînée,

esclave, elle l’emporte en l’éternelle nuit...

Vénus ! rends-moi ton fils !... Inutile prière

d’un cœur qui se déchire !... À la mort tout entière

Didon n’attend plus rien que de la mort.

[N. 48 - Air]

Adieu, fière cité, qu’un généreux effort

si promptement éleva florissante;

ma tendre sœur qui me suivis errante,

adieu, mon peuple, adieu; adieu, rivage vénéré,

toi qui jadis m’accueillis suppliante;

adieu, beau ciel d’Afrique, astres que j’admirai

aux nuits d’ivresse et d’extase infinie;

je ne vous verrai plus, ma carrière est finie !...

(Elle sort à pas lents.)

Troisième tableau

Une partie des jardins de Didon, sur le bord de la mer. Un vaste bûcher est élevé; on y monte par des gradins latéraux. Sur la plate-forme du bûcher sont placés un lit, une toge, un casque, une épée avec son baudrier, et un buste d’Énée.
Entrent les Prêtres de Pluton, revêtus de costumes funèbres; ils viennent processionnellement se grouper auprès de deux autels où brillent des flammes verdâtres, puis Anna, Narbal, et enfin Didon voilée et couronnée de feuillage. Pendant la première partie du Chœur des prêtres, Anna, s’approchant de sa sœur, lui dénoue sa chevelure et lui ôte le cothurne de son pied gauche *.

* Unum exuta pedem vinclis. (Virgile)

Nuda pedem, nudis humeris infusa capillos. (Ovide)

Canidiam, pedibus nudis, passoque capillo. (Horace)

C'était une partie du cérémonial dans les sacrifices aux dieux infernaux.

[N. 49 - Cérémonie funèbre]

CHŒUR DE PRÊTRES DE PLUTON

Dieux de l’oubli, dieux du Ténare,

au cœur blessé rendez la force et le repos !

Des profondeurs du noir Tartare

entendez-nous, Hécate, Érèbe, et toi Chaos !

ANNA ET NARBAL

(étendant le bras droit du côté de la mer)

S’il faut enfin qu’Énée aborde en Italie,

qu’il y trouve un obscur trépas !

Que le peuple latin à l’ombrien s’allie

pour arrêter ses pas !

Percé d’un trait vulgaire en la mêlée ardente,

qu’il reste abandonné sur l’arène sanglante,

pour servir de pâture aux dévorants oiseaux !

Entendez-nous, Hécate, Érèbe, et toi Chaos !

LES PRÊTRES, ANNA, NARBAL

Dieux de l’oubli, dieux du Ténare,

au cœur blessé rendez la force et le repos !

Des profondeurs du noir Tartare

entendez-nous, Hécate, Érèbe, et toi Chaos !

[N. 50 - Scène]

DIDON

(parlant comme en songe)

Pluton... semble m’être propice...

en ce cruel instant... Narbal... ma sœur...

c’en est fait... achevons le pieux sacrifice...

je sens rentrer le calme... dans mon cœur.

(Deux prêtres portant le premier autel s’avancent de gauche à droite, deux autres portant le second s’avancent de droite à gauche et font en se croisant ainsi le tour du bûcher. Didon, le pied gauche nu, les cheveux épars, après avoir déposé sur l’un des autels sa couronne de feuillage, le suit d’un pas saccadé. Pendant ce mouvement processionnel, Anna est à genoux à droite de la scène et Narbal à gauche. Entre eux le grand-prêtre de Pluton, debout, étend, en la tenant des deux mains, la fourche plutonique vers le bûcher. Didon enfin, saisi d’une énergie convulsive, monte rapidement * les degrés du bûcher. Parvenue au sommet, elle saisit la toge d’Énée, détache le voile brodé d’or qui couvre sa tête, et les jetant l’une et l’autre sur le bûcher, elle dit:)

* Conscendit furibonda Rogos. (Virgile)

DIDON

D’un malheureux amour, funestes gages,

dans la flamme emportez avec vous mes chagrins !

(Elle considère un instant les armes d’Énée... se prosterne sur le lit, qu’elle embrasse avec des sanglots convulsifs... et prenant l’épée:)

Mon souvenir vivra parmi les âges **.

Mon peuple accomplira d’héroïques destins.

Un jour sur la terre africaine,

il naîtra de ma cendre un glorieux vengeur...

J’entends déjà tonner son nom vainqueur.

Annibal ! Annibal !... d’orgueil mon âme est pleine !

Plus de souvenirs amers !

c’est ainsi qu’il convient de descendre aux enfers !

(Elle tire l’épée du fourreau, se frappe et tombe sur le lit.)

** Les anciens croyaient que les mourants, quelques instants avant leur mort, acquéraient la connaissance de l'avenir.

[N. 51 - Chœur]

TOUS

Au secours !... au secours !... la reine s’est frappée !

(Narbal sort comme pour aller chercher du secours.)

CHŒUR

(derrière la scène et accourant)

Quels cris ! ah ! dans son sang trempée,

la reine meurt !...

(Narbal rentre, le grand chœur entre en scène.)

NARBAL

Est-il vrai ?... jour d’horreur !

(Les femmes de la reine, les officiers du palais accourent. Anna s'elance sur le bûcher, presse comvulsivement sa sœur dans ses bras, étanche le sang de sa blessure.)

DIDON

(se relevant appuyée sur son coude et regardant le ciel)

Ah!

ANNA

Ma sœur!

DIDON

(retombant)

Ah!...

ANNA

C’est moi, c’est ta sœur qui t’appelle !...

DIDON

(se relevant à demi)

Des destins ennemis... implacable fureur !...

Carthage... périra !...

On voit dans une gloire lointaine le Capitole romain au fronton duquel brille ce mot : ROMA. Devant le Capitole défilent des légions et un empereur entouré d’une cour de poètes et d’artistes. Pendant cette apothéose, invisible aux Carthaginois, on entend au loin la marche troyenne transmise aux Romains par la tradition et devenue leur chant de triomphe.

[N. 52 - Imprécation]

DIDON

Rome... Rome... immortelle!

(Elle retombe, et meurt. Anna tombe évanouie à côté d’elle. Le peuple de Carthage, s’avançant vers l’avant-scène et tournant le dos au bûcher, lance son imprécation, premier cri de guerre punique, contrastant par sa fureur avec la solennité de la marche triomphale.)

CHŒUR

Haine éternelle à la race d’Énée !

Qu’une guerre acharnée

précipite à jamais nos fils contre ses fils !

Que par nos vaisseaux assaillis

leurs vaisseaux dans la mer profonde

périssent abîmés ! que sur la terre et l’onde

nos derniers descendants, contre eux toujours armés,

de leur massacre, un jour, épouvantent le monde !

Final primitif

Remplacé par le texte définitif à partir de la dernière réplique de Didon avant le N. 52.

[N. 52 bis - Final primitif]

(L’arc-en-ciel se déploie au-dessus du bûcher, et un rayon solaire décomposé présentant les sept couleurs primitives tombe sur le corps de Didon.)

UN PRÊTRE DE PLUTON

La mourante bénie

excite la pitié des dieux.

(Iris paraît dans l’air et passe au-dessus du bûcher en répandant des pavots sur la reine mourante. Tous se prosternent à l’apparition divine d’Iris.)

UN PRÊTRE DE PLUTON

Iris descend des cieux

pour finir son agonie.

(L’arc-en-ciel disparaît avec Iris. Le rayon décomposé persiste.)

UN PRÊTRE DE PLUTON

Répétez avec moi

la formule sacrée:

« Âme souffrante exhale-toi...

NARBAL, CHŒUR

« Âme souffrante exhale-toi...

UN PRÊTRE DE PLUTON

au nom des dieux de ton corps délivrée. »

NARBAL, CHŒUR

au nom des dieux de ton corps délivrée. »

(Le rayon disparaît. Didon meurt. Anna tombe évanouie à côté d’elle.)

UN PRÊTRE DE PLUTON

Elle n’est plus, la reine est expirée!

NARBAL, UN PRÊTRE DE PLUTON, CHŒUR

Sur son bûcher et par son sang royal

consacrons aujourd’hui l’étendard de Carthage!

Que le même serment tous ici nous engage

dans un destin fatal!

Haine à la race d’Énée!

Qu’une guerre acharnée

précipite à jamais nos fils contre ses fils!

Que par nos vaisseaux assaillis

leurs vaisseaux dans la mer profonde

périssent abîmés! Que sur la terre et l’onde

nos derniers descendants, contre eux toujours armés,

de leur massacre, un jour, épouvantent le monde!

Épilogue

Une toile d’avant-scène s’abaisse, représentant le Temps suivi du cortège des heures, dont douze sont vêtues de tuniques blanches et roses et douze de tuniques noires étoilées d’or. On entend un murmure mystérieux d’orchestre entrecoupé de bruits pompeux.
La toile d’avant-scène se lève et l’on voit dans une gloire le Capitole romain. La scène est vide; sur l’une des côtés seulement la muse de l’histoire, Clio, ayant auprès d’elle une Renommée. On entend retentir dans le mode triomphal la Marche troyenne, transmise par la tradition et devenue le chant de triomphe des Romains.
On voit passer devant le Capitole un guerrier couvert d’une armure éclatante conduisant des légions romaines.

CLIO

Scipioni Africano! gloria!

(On voit passer un autre guerrier couronné de lauriers marchant à la tête d’autres légions.)

Julio Caesari! gloria!

(On voit passer un empereur entouré d’une cour de poètes et d’artistes.)

Imperatori Augusto et divo Virgilio! gloria! gloria!

Fuit Troja,

stat Roma!

SOPRANO

(au fond du théâtre)

Stat Roma!

TÉNOR

(encore plus loin)

Stat Roma!

Fin du livret.

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Locandina Acte premier Tableau unique Acte deuxième Premier tableau Deuxième tableau Prologue Tableau unique Acte troisième Tableau unique Acte quatrième Premier tableau Deuxième tableau Acte cinquième Premier tableau Deuxième tableau Troisième tableau Final primitif Épilogue